Sarkozy l'exhibitionniste

Quand la vie privée devient une arme politique

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Médias - information, concentration, reproduction

Paris -- «À quand le mariage?» Mardi, devant 500 journalistes réunis à l'Élysée, la question n'a pas été longue à fuser. Toute la presse étrangère n'était venue que pour ça. Et Nicolas Sarkozy n'a pas déçu la galerie en révélant que sa liaison avec l'ex-top-modèle piémontaise Carla Bruni, «c'est du sérieux!». Le dernier épisode du feuilleton qui titille les rédactions du monde entier s'est donc déroulé comme prévu. Il y a de fortes chances que vous appreniez la date du mariage «quand ce sera déjà fait», a précisé le héros du téléroman, histoire d'ajouter un peu de piment d'ici le prochain épisode.
De mémoire de journaliste, on ne se souvient pas qu'un chef d'État ou de gouvernement d'une grande démocratie occidentale ait autant exposé sa vie privée. Depuis des mois, ce sont non seulement les journaux français mais aussi la presse internationale qui se sont pris au jeu. Un jour, c'est le divorce du président qui défraie la manchette. Deux mois plus tard, c'est sa visite à Disneyland avec sa nouvelle flamme. Sans oublier les vacances à Luxor du nouveau couple princier.
Faut-il parler d'exhibitionnisme? François Jost n'hésite pas à prononcer le mot. Auteur d'un tout nouvel essai intitulé Le Téléprésident (Éditions de l'Aube), ce professeur de la Sorbonne spécialiste des médias voit dans Nicolas Sarkozy le premier président français -- et peut-être même au monde -- à mettre systématiquement en scène sa vie privée exactement comme le font les vedettes de la télé-réalité.
«Nicolas Sarkozy a été le premier homme politique à comprendre que la télévision avait changé, dit-il. Il y a dix ans, la presse avait unanimement condamné les paparazzis qui faisaient irruption dans la vie privée de la princesse Diana. Avec l'apparition de la télé-réalité, les règles du jeu ont été complètement transformées. La vie privée des stars est dorénavant exhibée en continu à la télévision. Nous sommes dans l'exhibitionnisme permanent.»
Un souci de transparence?
Nicolas Sarkozy serait donc le premier président à prendre acte de ces nouvelles règles de la communication de masse. Bill Clinton, au moment de l'affaire Lewinsky, n'avait-il pas au contraire tenté de protéger sa vie privée? François Mitterrand avait lui aussi dissimulé l'existence de sa seconde famille pendant des années.
En conférence de presse, le président a justement invoqué la nécessité de la transparence et critiqué «l'hypocrisie» et «le mensonge» qui régnaient à cette époque. L'argument est loin de convaincre François Jost. Pourquoi alors les photographes n'ont-ils pas été conviés le 21 octobre dernier à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce où Nicolas Sarkozy a subi dans le plus grand secret l'ablation d'un abcès à la gorge? Comme si la transparence avait plus d'importance pour la vie amoureuse que pour la santé du président, alors même que le candidat s'était engagé à rendre publics ses bulletins de santé.
Le «coup de génie» de Sarkozy, dit Jost, c'est d'avoir compris non seulement qu'à l'ère de la télévision ce sont les images qui font mouche mais que ce sont dorénavant celles de Paris Match, de Gala et de Closer qui font la loi. Bref, les images de la vie intime.
Les observateurs politiques n'hésitent plus à comparer les péripéties qui agitent la vie du président à celles d'un téléroman dont les spectateurs attendent impatiemment le rebondissement quotidien. «Nicolas Sarkozy est en effet devenu un personnage de feuilleton, tant par la familiarité de ses apparitions répétées sur les écrans que par la personnalisation à laquelle il recourt pour se présenter aux électeurs», écrit Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la très sérieuse revue Esprit. Même lorsqu'il fait un geste politique, l'affaire prend presque toujours un tour personnel. Comme lorsqu'il est allé chercher les détenus de l'Arche de Zoé à N'Djamena dans l'Airbus présidentiel ou lorsqu'il a adressé un message vidéo à Ingrid Betancourt prisonnière dans la jungle colombienne.
Je souffre, donc je suis
Il y a longtemps que Nicolas Sarkozy a compris la leçon. Maire de Neuilly pendant 25 ans, il a eu tout le loisir de s'imprégner des habitudes et des méthodes du gratin financier, politique et médiatique qui habite la ville la plus riche de France. Dès son arrivée au ministère de l'Intérieur, il avait mis en scène sa vie familiale en posant pour la presse à potins avec son fils sur les genoux.
Loin de fuir les objectifs, cet «agité du JT» alimente continuellement la «chaudière médiatique», explique François Jost. La façon dont Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal ont parlé de leur vie de couple pendant la campagne électorale est très significative. La candidate socialiste a attendu la fin de la campagne pour révéler sa séparation avec le premier secrétaire du parti, François Hollande.
Au contraire, Nicolas Sarkozy a fait de sa séparation avec Cécilia une arme politique redoutable. Il a témoigné en direct à la télévision de ses «souffrances» et mis en scène sa réconciliation sous les palmiers de la Guyane. «J'ai changé parce que les épreuves de la vie m'ont changé», a-t-il affirmé dans une phrase clé de son discours d'investiture, le 14 janvier 2007.
Selon Jost, Nicolas Sarkozy est ainsi devenu «le héros d'un récit où il attire à la fois la compassion et l'identification, tout simplement parce qu'il gagne en humanité». Il s'inscrit alors parfaitement dans cette propension de l'image télévisée à valoriser la souffrance quelle qu'elle soit. «Je pleure, donc je suis.»
Denis Muzet, président de l'Institut Médiascopie et coauteur du livre avec François Jost, soutient qu'on célèbre aujourd'hui la geste présidentielle exactement «comme on célébrait au Moyen Âge les hauts faits des chevaliers au travers de chansons de geste». Sauf que les élégantes strophes en vers ont fait place aux photos pleine page de Paris Match.
Selon le chercheur, l'omniprésence de Nicolas Sarkozy «est moins réelle que largement construite. Et les médias ont une large part dans cette construction».
L'effet boomerang
Se pourrait-il que la «pipolisation», comme on l'appelle en France (du mot people), soit une arme à deux tranchants? «Le président a rejoint le monde des starlettes, dit François Jost. Il risque donc de subir le sort de celles-ci et de sombrer dans la banalisation, comme Britney Spears et Paris Hilton. Or la fonction présidentielle a tout de même besoin d'une certaine aura.»
Très efficace pendant les premiers mois de la présidence, la recette médiatique semble en effet connaître ses premiers ratés. En décembre, la cote de popularité du président a perdu sept points. Selon une enquête du journal Libération, 63 % des Français jugent qu'il «affiche trop sa vie privée». Selon certains, cette surexposition ne peut que lui être favorable. Pour d'autres, la mise en scène de cette vie de star qui s'envole à bord des jets privés et vit dans les palaces de ses amis milliardaires pourrait irriter une population aux prises avec un horizon économique qui s'assombrit. Depuis quelques jours, l'ancienne journaliste et conseillère du président Catherine Pégard a été appelée à la rescousse pour nier toute instrumentalisation de la vie privée du président.
Et la presse dans tout cela? Benoît Grevisse, directeur de l'École de journalisme de Louvain, en Belgique, n'hésite pas à pointer du doigt la «démission journalistique» de la presse française. Dans le quotidien Le Soir de Bruxelles, il affirmait ne pas croire «une seule seconde que les journalistes ne savent pas ce qu'ils font. [...] On a l'impression que les journalistes sont complètement tétanisés. En tout cas, ils ne font pas leur travail».
L'accusation pourrait aussi concerner une partie de la presse internationale.
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Correspondant du Devoir à Paris
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