Il y a plus qu'une coïncidence entre le centenaire, célébré hier, d'un des rares quotidiens encore indépendants au pays et la déconfiture, annoncée la veille, de la plus grosse entreprise de presse du Canada. Partout, certes, au milieu des chocs qui secouent le journalisme contemporain, des publications libres ferment leurs portes, et des empires médiatiques résistent. Mais le sort très différent que connaissent Le Devoir et Canwest livre un enseignement qui a une valeur fondamentale.
Le journal fondé par Henri Bourassa visait d'abord et avant tout à servir un peuple. Il n'a jamais recherché l'enrichissement de ses artisans. Et on s'y emploie encore aujourd'hui, malgré la modestie des ressources, à pratiquer un journalisme de service public. Au Québec comme ailleurs au pays, d'autres rédactions, il est vrai, comptent des journalistes d'un professionnalisme indiscutable. Dans les empires de presse, cependant, leur métier sinon leur emploi est devenu de plus en plus précaire.
Par contre, bien avant la dépression qui a frappé Canwest, ce géant de Winnipeg ployait déjà sous un endettement aux conséquences prévisibles. Ce fardeau était attribuable, pour l'essentiel, à la mégalomanie de quelques gens d'affaires. Tant l'ancien propriétaire, Conrad Black, alors maître de la majorité des grands quotidiens du Canada, que le nouvel acquéreur, feu Israel Asper, voyaient d'abord dans les médias un moyen de s'enrichir, quitte à réduire la qualité des services consacrés à l'information du public.
Au long de son histoire, Le Devoir n'a pas vécu seulement d'idées et d'eau fraîche. Toutefois, les fonds qui lui ont permis de naître et de survivre provenaient de mécènes, de lecteurs engagés dans le progrès des francophones d'Amérique, et d'institutions syndicales ou coopératives vouées au service de l'ensemble de la société. Nulle entreprise de presse n'est totalement libre envers ses bailleurs de fonds. Mais au Devoir, aujourd'hui comme hier, aucun banquier ne peut sommer la direction de payer une dette ou de céder le contrôle de la rédaction.
Conflit d'intérêts
Dans le cas des quotidiens de Canwest, de grandes banques du pays ont obligé l'entreprise à se placer sous la protection de la cour. Elles entendent en devenir temporairement propriétaires, en confier les journaux à des administrateurs «indépendants», et dans les semaines qui suivront, laisser un prochain acquéreur complètement libre de les revendre, en bloc ou à la pièce. Le patron de Canwest, Leonard Asper, a déposé à la cour une lettre s'opposant à l'action «précipitée» de ces créancières. Or, de son propre aveu, il ne le fait pas pour les lecteurs, les journalistes ou les communautés où ces journaux sont publiés, mais pour les «actionnaires».
Leonard Asper, en effet, croit que les actionnaires pourraient obtenir un prix plus élevé que celui auquel les banques sont prêtes à céder les journaux de Canwest. Est-il plus éclatante démonstration du conflit d'intérêts structurel qui oppose, parfois, droit des bailleurs de fonds et droit du public à l'information? La Cour suprême, certes, vient de confirmer, en journalisme, la primauté de l'intérêt public. Mais, dans le cas de Canwest, la «protection de la Cour» ne vaudra que pour les enjeux d'argent.
La déconfiture de Canwest et la menace qui en découle pour ses journaux ne sont pas seulement attribuables à la cupidité des gens qui en ont sapé l'indépendance intellectuelle et financière. Ni même aux banquiers qui ont financé à coup de milliards une concentration aussi peu solvable et contraire à l'intérêt public. À l'origine, on doit en rechercher la cause dans la décision d'Ottawa de laisser un réseau de télévision (tributaire de la faveur fédérale) prendre le contrôle d'autant de journaux (censément indépendants de l'État).
Les journaux de Canwest sont rentables. Ils auraient même fait des profits enviables sans le coût démentiel payé pour les acquérir. Or, les banques font croire que la transaction qui s'enclenche ne touchera ni le service au public ni l'emploi des 5300 personnes qui y travaillent. Bien sûr, ces banquiers ne vont pas devenir patrons de presse. On laisse plutôt entendre que de grandes caisses de retraite ou d'autres géants des communications pourraient prendre la relève.
Dilemme fondamental
C'est oublier que les Teachers et autres Caisse de dépôt ne connaissent rien en journalisme. C'est ignorer aussi qu'au sein des Rogers, Quebecor ou Transcontinental, si les profits sont encore au rendez-vous, on ne saurait en dire autant du journalisme d'intérêt public. Un même dilemme fondamental y perdure entre le journalisme professionnel (auquel les lecteurs ont droit) et la poursuite d'un gain financier (que masque mal la «liberté de presse»). Pareille impasse est-elle sans remède?
Si Ottawa possède pleine autorité sur la radio et la télévision et peut donc y faire respecter le droit du public à l'information, aucun gouvernement au pays ne saurait, par contre, dicter sa loi à la presse écrite. Une rare province a voulu le faire autrefois, et les tribunaux l'ont déboutée. Néanmoins, la question reste entière de garantir, d'une manière ou d'une autre, le droit du public à l'information.
Au sortir d'une crise économique qui peut revenir en force, et au milieu d'une instabilité politique qui perdure à Ottawa, jamais le pays n'aura eu autant besoin de journaux pleinement conscients de leurs responsabilités. Toronto, Montréal, Halifax peuvent compter sur quelques quotidiens dont la tradition d'indépendance est reconnue. Mais on célébrerait les 100 ans du Devoir avec plus de confiance si son succès était un modèle, non une exception.
L'éthique du journalisme, n'est-ce pas d'abord le respect du public?
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
L'exception du Devoir
Journalisme de service et presse de cupidité
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