Un autre affrontement Duplessis - Le Devoir

Le rapport sauvé de la clandestinité

Le Devoir a 100 ans!!!



À l'occasion du centenaire du Devoir, on a évoqué les rapports tumultueux du journal avec Maurice Duplessis. J'aimerais aborder le rôle important qu'a joué le quotidien au moment de la sortie rocambolesque des conclusions de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (1953-1956).
Les faits rapportés ici ont fait l'objet d'un travail d'histoire: Michèle Jean, Et ce rapport, quand l'aurons-nous?, Miméo, Université de Montréal (30 mars 1967). Ils ont aussi fait l'objet d'un article publié dans la Revue d'histoire de l'Amérique française par René Durocher et Michèle Jean, «Duplessis et la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels», vol. 25, no 3 (décembre 1971).
Le 15 février 1956, le premier ministre de la province de Québec, Maurice Duplessis, recevait un paquet contenant un document énorme comptant un million et demi de mots, 1881 pages, soit plusieurs volumes très denses, sans compter les annexes. Ce document, fruit de trois ans d'efforts, avait suscité plus de 300 mémoires. Il allait, au cours des mois suivants, provoquer des épisodes dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils tiennent à la fois de la tragicomédie et du roman policier. Le Devoir joua durant cette saga un rôle important de chien de garde du droit à l'information.
On crut, ce jour-là, que le rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels, dont le président était le juge Thomas Tremblay, serait, aussitôt terminé, rendu public et abondamment diffusé. Mais il n'en fut rien. Pour comprendre le climat dans lequel le rapport Tremblay fut publié, il serait bon de retracer les circonstances qui avaient amené la formation de cette commission.
Commission Tremblay
Le rapport Rowell-Sirois (1940), les ententes fiscales de guerre (1942), la conférence du rétablissement (1945) et enfin les ententes fédérales-provinciales de 1952 auxquelles seul le Québec n'avait pas souscrit avaient contribué à faire sentir le besoin de la création d'une commission d'enquête qui étudierait, en quelque sorte, la position du Québec au sein de la Confédération. La Chambre de commerce s'empara de l'idée et persuada M. Duplessis de créer une commission pour étudier cette question. Il rencontra les commissaires et leur dit avec le genre d'humour dont il était friand: «Ne jetez pas l'argent de la province par les fenêtres. Ce rapport servira pour vos enfants. Pas les miens [il n'avait pas d'enfants] ni ceux du père Arès [un jésuite nommé commissaire].»
Tous les noms d'experts que la Commission souhaitait rencontrer devaient être soumis à Duplessis. Paul Gérin-Lajoie, grand expert en affaires fédérales-provinciales, fut refusé à cause de ses allégeances libérales. Cependant, par différentes manoeuvres, la Commission consulta tout de même 29 experts. La Commission se fixa deux objectifs: enquêter sur les problèmes constitutionnels et ensuite étudier le problème de la répartition des impôts.
La réponse de la population fut très enthousiaste. L'historien Michel Brunet écrivit que cette enquête «fut un véritable plébiscite sur la question de l'autonomie provinciale. Jamais auparavant les Canadiens français n'avaient dépensé tant d'efforts et de recherches à l'étude de leurs problèmes collectifs».
Au terme de son mandat, la Commission présenta un rapport en cinq volumes portant sur la situation financière de la province de Québec et des institutions qui relèvent de sa juridiction de même qu'une étude des problèmes de culture et du fédéralisme en lui-même et dans ses rapports avec les problèmes de l'époque: éducation, économie, aspect social, fiscalité. La «petite enquête tranquille» souhaitée par Duplessis avait dépassé les bornes!
Création de l'impôt provincial
En février 1954, au coeur des séances de la commission Tremblay, Duplessis annonça la création d'un impôt provincial sur le revenu. Certains mémoires présentés à la Commission avaient fait valoir les droits de la province en ce domaine. Le juge Tremblay eut alors un entretien avec Duplessis au cours duquel il souleva la question de la création d'un impôt provincial.
Duplessis s'empara de l'idée et coupa, en quelque sorte, les jambes de la Commission, qui lui sembla alors inutile et dont il craignait les recommandations. Il déclara au juge Tremblay: «Qu'est-ce que vous faites? Je suis en train de régler ça tout seul. Finissez-en au plus vite!»
Le rapport laissait entendre que la province pratiquait une politique économique un peu trop traditionnelle, que les fonctionnaires n'étaient pas bien rémunérés ou encore que les commissions scolaires étaient en difficulté. On y souhaitait que la province augmente ses investissements dans les routes, les hôpitaux, les écoles, les richesses naturelles, les industries primaires. Duplessis, qui se piquait de ne pas emprunter et de réduire la dette de la province, n'allait sûrement pas priser de telles recommandations.
La clandestinité du rapport
Dans son éditorial du 21 avril 1956, le directeur du Devoir, Gérard Filion, lâche le grand mot de «clandestinité».
Le 16 mars 1956, soit un mois après la remise du rapport, Duplessis annonça que le document serait rendu public dix jours plus tard. Cette échéance ne fut pas respectée et le rapport demeura introuvable. Le 6 avril, la Presse canadienne en publia un résumé qui fut reproduit par les journaux le 7 avril.
Ce jour-là, Le Devoir titra en page 9: «Le rapport Tremblay suggère des remèdes radicaux» et étala en pleine page les articles de la Presse canadienne de même que le compte rendu d'une conférence de presse donnée par Duplessis et à laquelle Le Devoir n'avait pas été convié. Le premier ministre y avait affirmé qu'il étudierait le rapport en s'inspirant des faits. Mais la substance du rapport demeurait inconnue.
Dans son Bloc-Notes du 9 avril, André Laurendeau écrivait dans Le Devoir: «D'après les rapports d'agence, il contient des propositions révolutionnaires. [...] il paraît trop radical pour risquer de sombrer dans l'indifférence. [...] Nous souhaitons qu'on prenne le moyen de le faire connaître dans les autres provinces.»
Le silence
Mais le souhait de M. Laurendeau ne se réalisa pas. Le rapport Tremblay devint un document secret! Le 16 avril, un Laurendeau désenchanté titrait dans son Bloc-Notes «Un fiasco volontaire?» et écrivait: «Le lancement du rapport Tremblay est en effet un fiasco — et semble-t-il, un fiasco concerté. La Presse canadienne a résumé (vendredi le 6) les conclusions du Rapport. [...] Depuis lors, silence intégral. Malgré toutes nos démarches, il nous a été impossible d'obtenir les cinq volumes du rapport. Pourquoi cette pénombre? Pourquoi cette demi-publication... Pourquoi ce faux lancement... Il en existe 3000 exemplaires. Pourquoi deviennent-ils secret d'État?»
Poursuivant l'action du Devoir, le directeur Gérard Filion, dans son éditorial du 21 avril, lâchait le grand mot de «clandestinité». «Les trois mille exemplaires sortis de l'imprimerie depuis presque deux mois sont sous bonne surveillance de la police provinciale. [...] Les quelques journaux qui en possèdent un exemplaire l'ont obtenu comme LE DEVOIR, en contrebande. La police provinciale pourrait donc recevoir instruction de perquisitionner l'immeuble du DEVOIR pour saisir l'exemplaire du rapport Tremblay que nous gardons comme une denrée rare et précieuse.»
Enfin, le 27 avril, Laurendeau écrivait: «Cette synthèse considérable, qui a coûté trois ans d'efforts... continue de dormir dans les oubliettes.»
Vigilance du Devoir
Puis, après un certain temps, le rapport fut expédié par Jean-Charles Bonenfant, bibliothécaire en chef à l'Assemblée nationale du Québec, à ceux qui en faisaient la demande. L'acharnement du Devoir à parler du rapport et de sa clandestinité porta ses fruits et rendit, d'une certaine façon, service à son contenu. Comme Duplessis ne l'aimait pas, plusieurs intellectuels se dirent qu'il devait contenir des recommandations intéressantes.
Dans le programme du Parti libéral en 1960, à l'article 41, on put lire comme projet: «Présentation par la province d'un mémoire devant la Conférence interprovinciale pour la solution du problème fiscal, le rapport de la Commission Tremblay devant servir de base à ce mémoire.» De plus, lors de la conférence fédérale-provinciale de juillet 1960, Jean Lesage, à la tête d'un gouvernement libéral fraîchement élu, avait apporté dans ses bagages le rapport Tremblay qu'il déposa à la table des négociations.
Le rapport Tremblay, malgré l'enterrement de première classe que tenta de lui faire subir Duplessis, fut en partie sauvé grâce à la vigilance du Devoir.
***
Michèle Stanton-Jean, Historienne et chercheuse invitée au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal 31 décembre 2010 Québec

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