Andrée Lévesque - Il y a cent ans, le 15 janvier 1910 parait un nouveau journal qui réunit la fine fleur des milieux progressistes de Montréal: Le Pays. Certes, il avait existé un Pays au XIXe siècle, et en prenant le nom du porte-parole des Patriotes le nouvel hebdomadaire affiche bien ses couleurs. Ou plutôt sa couleur: rouge.
Son directeur Godfroy Langlois, député provincial libéral du quartier Saint-Louis à Montréal, appartient à la loge Émancipation et défend les valeurs laïques. Langlois possédait une grande expérience du journalisme. Wilfrid Laurier l’avait nommé directeur du journal Le Canada en 1903, et l’avait forcé à démissionner à la fin de 1909 à cause de ses convictions trop progressistes et de son appartenance à la loge.
Langlois n’était pas à bout de ressources et, avec une poignée d’acolyte, il lance son nouveau journal dominical. Car, dans un pied de nez aux autorités religieuses, Le Pays parait le dimanche. On y retrouve une pléiade de libres-penseurs et autres esprits en avance sur leur époque: Éva Circé-Côté, la fondatrice de la bibliothèque de Montréal, Roger Valois qui, treize ans plus tard, fondera Le Petit Journal, et d’autres difficilement identifiables car à l’époque on se dissimule souvent sous des pseudonymes.
Pendant dix ans, ils se serviront de leur plume pour faire avancer les réformes de l'éducation, pour promouvoir le projet d'une bibliothèque municipale digne de ce nom, pour dénoncer la corruption municipale et pour veiller à la séparation de l'Église et de l'État.
Dès le premier numéro, tiré à 4000 exemplaires (il atteindra 7000 un mois plus tard), le journal affiche ses couleurs. De chaque côté du titre, une citation de Victor Hugo : « Fût-on cent millions d’esclaves, je suis libre » et « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ». Et le journal se défend bien d’être dirigé par quiconque : il est rédigé « en collaboration ».
Certes, la même semaine, Le Pays voyait l'apparition d'un rival que tout distinguait de ses objectifs: Le Devoir d'Henri Bourassa n'éveillait que sarcasme et dénonciation de la part des libéraux-radicaux. Le Pays se voulait patriote et patriotique; Le Devoir était nationaliste clérical. Le Pays défendait le droit de vote des femmes ; Henri Bourassa ne voulait rien entendre des droits politiques des femmes.
Dès son premier numéro, « Jean Ney » (pseudonyme d’Éva Circé-Côté) écrit : « Le Devoir est un journal macabre. Le titre lui-même semble avoir été fabriqué avec du bois de cercueil ». Le Devoir ripostera en qualifiant Le Pays de « journal des ivrognes ». La majorité des commanditaires ne sont-ils pas des distilleries et des brasseries ? Nous sommes en pleine campagne de tempérance.
Pendant qu’Omer Héroux brandit l’épouvantail anti-maçonnique dans le journal de Bourassa, l’équipe du Pays défend les valeurs démocratiques et laïques.
Pendant dix ans, les insultes fuseront de part et d’autre : Le Devoir traite les journalistes du Pays de « dénigreurs professionnels », Le Pays traite ceux du Devoir de Tartuffes, et Bourassa d’ « apostat » du libéralisme. Une chose les réunit : la défense de la langue française.
Et dans la bonne presse comme dans la presse progressiste, le journalisme de combat doit subsister. Quand Le Devoir est menacé de faillite en 1918-1920, Le Pays ne désire pas sa chute si ce n’est que pour sa défense du français.
Après tout, « l’unique organe religieux de quelque importance qu’il y a ici, c’est Le Devoir, le seul qu’on puisse lire sans réprimer les bayements qui décrochent irrésistiblement la mâchoire, quand on se fait une résolution d’absorber quatre colonnes de théodicée enveloppée de prose terne. Il doit son succès à la collaboration de M. Henri Bourassa, au libéralisme qui suinte sous l’huile de castor », - castor étant l’épithète accordé aux catholiques ultramontains.
Le Pays est polémique, défend l’instruction obligatoire et les droits des femmes à l’éducation et au suffrage, mais il publie aussi des poètes de l’École littéraire de Montréal, des critiques de théâtre, mais pas de carnet mondain.
Il est ouvert sur le monde et reproduit des articles de journaux français, on y trouve même des texte du socialiste français Jean Jaurès ou du travailliste Lloyd George. Certes, Le Pays n’est pas révolutionnaire mais il veut retourner au véritable libéralisme, celui des Patriotes de 1837-1838.
L’aventure du Pays a duré dix ans. Sans relâche ses journalistes y ont défendu la liberté de pensée, les réformes sociales allant de l’hygiène publique à l’instruction obligatoire et gratuite.
Leur journal a pris de l’expansion, passant de quatre pages à douze pour retomber à quatre. Dégoûté de la tournure que prend la politique montréalaise, en 1914 Langlois accepte le poste de représentant commercial du Québec à Bruxelles, abandonnant la direction du journal et son mandat de député. Si Langlois en a assez d’être du côté des perdants, ses comparses poursuivent leur journalisme militant.
Le Devoir n’est pas le seul journal a essuyer des pertes après la guerre, mais il survivra en grande partie grâce à l’appui du clergé. Le Pays, lui, sombrera. Le 4 décembre 1921, il avertit ses lecteurs d’une interruption… temporaire, ajoutant « Le Pays répondait à un besoin social. Le Pays disparaît, le besoin demeure ».
On peut consulter Le Pays en ligne dans la collection numérique de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/pays1910/. On y verra que des sujets n’ont pas perdu de leur pertinence : la réforme du Sénat, la laïcité, la représentation proportionnelle, la fréquentation de l’école anglaise par les francophones, la corruption des élus, enfin la justice sociale sous toute ses formes.
Andrée Lévesque
Département d'histoire
Université McGill
Photo: imtl.org : Montréal, Saint-Denis / Sainte-Catherine,1910.
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