L'éditorial le plus succinct publié dans Le Devoir au cours des 100 dernières années est sans contredit celui qu'a signé Lise Bissonnette le 9 juillet 1992, au beau milieu des tractations qui devaient éventuellement mener à l'entente de Charlottetown. Il se résumait à un mot: «NON». Imprimé en grosses lettres noires au centre d'un rectangle blanc. Il avait fait instantanément le tour du pays.
À son habitude, Robert Bourassa se terrait dans son bunker. Même s'il était prêt à tout pour s'éviter l'obligation de tenir un référendum sur la souveraineté, il savait parfaitement que ce premier accord intervenu entre Ottawa et les neuf provinces anglophones était insatisfaisant, mais il préférait que d'autres le disent.
Durant la campagne référendaire, il a eu beaucoup de mal à dissimuler son amusement au spectacle des dérapages de Brian Mulroney, selon lequel «un non [à l'entente de Charlottetown] serait interprété comme l'avant-dernière étape avant la séparation». Manifestement, il n'en croyait rien.
Quand il était en veine de confidences, M. Bourassa était fier de raconter que dans sa jeunesse il avait eu la chance d'entendre discourir Henri Bourassa (aucun lien de parenté), pour lequel il éprouvait un grand respect. En son for intérieur, il aurait sans doute été surpris et déçu que son journal appuie une réforme constitutionnelle aussi peu avantageuse pour le Québec.
Je le soupçonne d'avoir applaudi intérieurement au virage souverainiste amorcé par Le Devoir après l'échec de l'accord du lac Meech. Les épouvantails sont très utiles en politique, mais il était également trop conscient de l'ambivalence des Québécois — et de la sienne — pour trouver normal qu'aucun grand quotidien ne défende une vision de l'avenir du Québec partagée par la majorité des francophones.
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Dans le bilan qu'il dressait cinq ans après la fondation de son journal, Henri Bourassa déclarait: «Les luttes politiques ont occupé dans le journal une place considérable, moins exclusive qu'on le croit généralement, mais plus large qu'elles n'y tiendront, je l'espère, à l'avenir.» Le pensait-il vraiment?
Dans un monde qui ressemble bien peu à celui du début du XXe siècle, il serait enfantin de chercher à mettre en contradiction le nationalisme canadien d'Henri Bourassa et l'engagement souverainiste du Devoir d'aujourd'hui.
Il est vrai qu'au début des années 1990, la perspective canadienne-française qui avait été la sienne et celle de ses successeurs a fait place à une perspective proprement québécoise. Sur le fond, la position du Devoir n'est toutefois que l'actualisation du célèbre discours de M. Bourassa au Congrès eucharistique international, le 15 septembre 1910: «Nous ne sommes qu'une poignée, c'est vrai; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre.»
Maurice Duplessis a appris à ses dépens que l'appui du Devoir à ses revendications autonomistes n'avait rien d'un chèque en blanc et n'empêchait pas la chasse aux «coquins». Ceux qui espéraient — ou craignaient — qu'en optant pour la souveraineté il se transformerait en porte-parole du PQ ont fait erreur.
«Fais ce que dois» ne signifie pas «fais ce qui te plaît», soulignait son ancien directeur, Gérard Filion. Ce qu'ils lisent dans Le Devoir hérisse souvent les péquistes, qui y voient une sorte de trahison, comme si les intérêts du PQ se confondaient avec ceux de la nation.
Les souverainistes se plaignent depuis des années de la concentration de la presse entre les mains de l'establishment financier fédéraliste, autrement dit de Power Corporation. À l'époque où il était ministre des Finances, Bernard Landry avait été vivement intéressé par le projet de Sylvain Vaugeois, un affairiste proche du PQ, qui voulait créer une nouvelle chaîne de journaux dont Le Devoir aurait été le navire amiral. Désolé, mais la complaisance n'est pas le genre de la maison.
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Il faut tout de même reconnaître les progrès accomplis. En 1927, Le Devoir réclamait des timbres bilingues. Aujourd'hui, malgré les lamentations du commissaire aux langues officielles et les Jeux olympiques in english only qui se tiendront à Vancouver, il arrive qu'on puisse être servi en français dans les avions d'Air Canada et, en tendant bien l'oreille, qu'on arrive presque à comprendre les consignes de sécurité dans un train de Via Rail.
Sur la question linguistique aussi, Le Devoir a changé depuis l'époque où Claude Ryan s'opposait énergiquement à l'adoption de la Charte de la langue française. Il est vrai que la position de M. Ryan répondait à une certaine logique: il y a des limites à un Québec fort et français dans un Canada anglais et uni.
Ce qui est étonnant, c'est que, trente ans après l'adoption de la Charte, Le Devoir doive dénoncer la mollesse, pour ne pas dire la mauvaise volonté du gouvernement du Québec dans l'application de cette charte. Comme le disait récemment la ministre responsable: «Ça n'a pas de bon sens.»
À l'exemple du père fondateur, soyons un peu optimistes: dans cent ans, les luttes politiques tiendront peut-être moins de place dans Le Devoir.
mdavid@ledevoir.com
Les 100 ans du Devoir
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