J'avais une tante chérie, décédée en 1989, qui disait à ses amies: «Ma nièce ne travaille pas, elle lit.» Cette dernière avait passé sa vie à trimer dans une manufacture de vêtements où elle repassait au fer «à steam». L'édifice, situé au square Philip, est devenu un hôtel-appartements très en vogue. Ma tante avait fréquenté l'école jusqu'en cinquième année et ignorait l'existence du journal Le Devoir. Mais elle lisait La Presse religieusement (celle d'avant le «revampage» rajeunissant) à haute voix, ce qui explique les deux heures qu'elle y consacrait.
Elle n'a découvert Le Devoir que grâce à sa nièce, à qui le quotidien consacrait parfois des articles. «C'est un journal pour les gens instruits», avait-elle décrété. Or elle respectait l'instruction, mais son tempérament et sa pratique de l'autodérision la mettaient à l'abri des complexes d'infériorité. Elle ne craignait pas les têtes à Papineau, comme elle désignait les intellectuels. Elle aimait André Laurendeau, qu'elle avait connu grâce à la télé, pour son beau parler et sa voix douce. Mais elle préféra Claude Ryan pour sa combativité et surtout parce qu'il était de son bord, celui des fédéralistes. Mais Le Devoir n'est jamais entré dans sa maison.
Ma tante a beaucoup de descendants. La surprise, pour ne pas dire la stupeur, c'est qu'ils se retrouvent parmi la classe instruite dont une partie se vante de ne plus lire de quotidiens. Ils préfèrent les médias électroniques ou Internet pour les blogues.
Chaque pays possède son journal de référence, celui qui a de l'influence sur ceux qui ont de l'influence, pour employer une formule simple. Dans cette perspective, on souhaiterait qu'un journal comme Le Devoir soit lu par encore plus d'enseignants. (Précisons que le lectorat du journal compte déjà une proportion intéressante de professeurs.) Hélas, très nombreux sont les enseignants et les professeurs qui manifestent peu d'intérêt pour les journaux d'opinion et n'ont aucun complexe à se vanter de ne pas en lire.
Dans la société d'aujourd'hui, trop d'enseignants s'affichent davantage en tant que syndiqués que comme transmetteurs de connaissances. Ils sont formés pour être des techniciens de la pédagogie; la curiosité intellectuelle n'anime que de rares spécimens, ceux qui nous écrivent au Devoir pour se plaindre de l'isolement dans lequel ils se trouvent au sein des établissements d'enseignement où ils oeuvrent. Les profs de français, en particulier, souffrent de l'étiquette de snob que leur collent leurs collègues, devant lesquels il leur arrive de lire Le Devoir, par exemple. Alors que l'on se croyait guéri de ces réflexes anti-intellectuels d'une autre époque, ils perdurent.
En ce sens, la place du Devoir dans le Québec actuel nous éclaire sur l'état de la vie intellectuelle. Non pas que le journal soit sans défaut et sans faiblesse, mais il symbolise encore un désir de faire exister le débat d'idées sans démagogie et sans racolage. La rectitude politique est un piège difficile à contourner parfois, mais les points de vue divergents, voire opposés, exprimés par les collaborateurs parviennent à assurer un équilibre dont bénéficient les lecteurs.
Le Devoir est un anachronisme d'une certaine façon, car il s'inscrit à contre-courant dans la sphère médiatique. Personne ne travaille au Devoir pour l'argent. Les salaires des dirigeants sont à tous égards très inférieurs à ceux des cadres des journaux populaires. Quant aux salaires des journalistes et aux moyens dont ils disposent, ils sont incomparablement plus faibles que ceux de leurs collègues ailleurs dans les médias. C'est donc un des derniers lieux où la conviction prime l'intérêt personnel. Cela ne déplairait pas à son fondateur Henri Bourassa.
On ne répétera jamais assez à quel point le climat anti-intellectuel affecte un journal comme Le Devoir, victime d'une espèce de mépris rampant exprimé même par des journalistes d'entreprises différentes; on n'ose pas écrire «concurrentes», car par son tirage Le Devoir n'entre en compétition avec personne. Des confrères ont été jusqu'à railler le journal en écrivant qu'il faut le lire un dictionnaire à la main. Cela révèle simplement une indigence de leur vocabulaire, mais quelle tristesse que pareille remarque. Ceux-là mêmes qui n'ont de cesse de vanter les élites sportives refusent de reconnaître la nécessité d'un journal destiné, lâchons le mot, à l'élite intellectuelle. C'est précisément le créneau qu'occupe Le Devoir et, à cet égard, une politique énergique pour augmenter considérablement le tirage serait vaine. Entre les deux groupes de presse, Gesca et Quebecor, l'indépendance du Devoir est devenue une nécessité sociale.
Les gens d'influence, politiciens, enseignants, intellectuels et créateurs, ont eux-mêmes besoin d'être informés. Le Devoir a joué, depuis 100 ans, ce rôle inestimable dont les historiens peuvent témoigner.
Ceux qui font métier de réfléchir, dont la matière première est les idées, les pelleteux de nuages, comme les appelait Maurice Duplessis, qui a aujourd'hui ses émules au sein de la profession journalistique et, comble de scandale, même à l'université, ces gens assoiffés de connaissances, avides de discussions et qui ne refusent pas l'effort, s'inscrivent dans la tradition d'un journal aujourd'hui centenaire. En le célébrant, c'est la vie intellectuelle du Québec que l'on fête. Un événement rare, avouons-le. On me permettra d'y ajouter la fierté que j'ai d'y être associée par cette chronique.
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denbombardier@videotron.ca
Les 100 ans du Devoir
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