Comment expliquer l’enlisement du projet de souveraineté du Québec? Le livre de Francis Denis, Une révolution pour rien [i] apporte un éclairage essentiel sur cette impasse.
L'État clérical
Pour interpréter la situation actuelle, il faut remonter à l'origine de la Nouvelle-France. La colonie hérite de structures de pouvoirs de la mère-patrie où l’Église exerce un pouvoir considérable.
"C'était l'époque de la subordination du politique au religieux.(p. 46)"
"[L’]Église catholique (en rupture avec la tradition orthodoxe) modèle sa théologie politique sur le sacerdotalisme de l'Ancien Testament, qui affirme la supériorité hiérarchique du prêtre sur le roi [ii]. »
L’Église exerce alors un pouvoir temporel considérable. (p. 84). Les rois de France (Philippe le Bel, Charles VII, Louis XIV) vont tempérer ce pouvoir politique des papes par le gallicanisme. Ce sera l’âge d’or de la France.
Mais il y a plus, le christianisme comme le judaïsme s’oppose à la sagesse antique du stoïcisme sur trois principes fondamentaux : la raison comme élément divin en l’homme, la possibilité de percevoir Dieu dans le monde (l’immanence), et la morale naturelle accessible à la raison :
« Le christianisme a remplacé l’obéissance à la Loi par la croyance au dogme, soit l’obligation de faire par l’obligation de croire, ce qui est une forme de légalisme plus aliénante encore. Ce dogmatisme s’accompagne naturellement d’un mépris de la raison humaine […]
[...]
Cette relation [avec Dieu], l’Église médiévale la conçoit à l’image du lien féodal entre vassal et suzerain.
[...]
En dernière analyse, la mort de Dieu en Europe est imputable au christianisme, qui a importé du Levant une divinité chauvine et irascible se prenant pour Dieu. C’est Yahvé qui sa tué Dieu.
[...]
Comme Gibbon, il [l’historien Ernest Renan] considérait l’avènement du christianisme comme la cause profonde de la chute de l’Empire :
«Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. (…) L’Église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide»[iii].»
Donc l’Église n’a que faire de la liberté individuelle. Elle instaure plutôt le régime de la servitude volontaire. À partir du XIIe siècle, les scolastiques comme Saint Thomas d’Aquin réconcilient la religion avec la philosophie antique mais sans remettre en cause la primauté du dogme chrétien [iv][v][vi].
L'utopisme clérical
Après la Conquête de 1760,
« Le départ d’une grande partie des élites françaises allait, par la suite, laisser derrière un peuple dans un état de « misérable survivance [puisque] les Canadiens vaincus, conquis et occupés [perdaient ] la maîtrise de leurs destinées ». »(p. 90, citation de Michel Brunet).
Le clergé resté sur place reprend le rôle de guide de la population jusqu’à s’impliquer dans la gestion temporelle. La population désemparée mais attachée à ses traditions se rallie à ce sauveur providentiel. L’Église agit comme une institution protectrice et bienfaisante.
Lorsque surviennent la Révolution française en 1789 puis la rébellion du Bas-Canada en 1837-38, l’Église ancrée dans ses privilèges aristocratiques se range du côté de la Couronne britannique (p. 94). Elle demeure cependant fidèle à la foi catholique. Elle reconnaît alors la primauté du pape sur le pouvoir royal : c’est l’ultramontanisme.
L’Église (Mgr Bourget de 1840-1870 (p. 99) et Mgr Laflèche surtout de 1870-1898 (p.121)) se fait alors le promoteur de l’utopie d’une « cité de Dieu » sur terre ou « cité temporelle catholique » sous l’autorité du clergé. C’est le moment de bascule vers la sécularisation c’est-à-dire la sacralisation du temporel et la sécularisation de la mission spirituelle. L’Église encourage le retour à la terre comme modèle de vie vertueuse avec récompense dans l’au-delà.
L'utopisme étatique
Le XXe siècle amène une ère de croissance et d’industrialisation rapide du Québec (p.148). L’Église de Rome enjoint le clergé local de se départir de sa mission temporelle pour se concentrer sur sa mission spirituelle. Mais les évêques persistent (p. 171). L’intervention de l’Église est généralement acceptée dans la population. Les politiciens (Bourassa, Godbout, Duplessis, etc.) acceptent cette intervention de l’Église sans s’y soumettre (pp. 209, 236).
Les champions de la cause nationale comptent Mgr Bégin (p.169) à Québec, et le chanoine Lionel Groulx (pp. 161, 207). La cause sociale aggravée par la Crise de 1929 rallie Mgr Bruchési à Montréal (p.173), et les dominicains comme Georges-Henri Lévesque (p. 250). Graduellement le clergé cède sa place à l’État pour mener à bien ses missions temporelles. Charles Maurras, Emmanuel Mounier et Jacques Maritain ont influencé les penseurs d’ici (p.183).
« Ce n’est pas l’État qui a absorbé l’Église, c’est l’Église qui s’est transformée en État (p.311).»
Face à la démission du clergé au profit de l’État, les Québécois ont tôt fait d’abandonner la pratique religieuse alors que celle-ci aurait dû les guider au plan spirituel.
« Ce n’est pas un hasard si l’ensemble des pays d’ancienne chrétienté mettent alors en avant leur version d’un État « providence ». Au lieu d’embrasser la contingence du réel et le risque de la liberté, ils chercheront à recycler les énergies religieuses au profit de projets temporels. D’où l’esprit utopique qui émerge ça et là dans tout le vingtième siècle (p. 233). » [vii]
La Révolution tranquille n’a pas fait évoluer les mentalités, mais a désorganisé les institutions traditionnelles de l’ordre social, ce que déplorent l’économiste François-Albert Angers :
« Une idée qui n’a pas d’institution est une idée qui ne peut pas vivre. (…) Quand on désorganise une idée, quelles que soient les convictions des gens, l’idée meurt. (…) À l’heure actuelle, celle que l’on organise, c’est celle de la non-confessionnalité. (…) Et la minorité va imposer ses vues à la majorité. . [viii]»
et Richard Le Hir :
« Non, l’Église ne nous a pas trahis. Au contraire, elle nous a sauvés ! [ix] ».
« la laïcité dont se revendiquent aujourd'hui bon nombre de Québécois n’est pas une religion, c’est un vide qui ne demande qu’à être comblé par ceux qui réclament le droit de pratiquer la leur[x] ».
S’il y a eu révolution, c’était plutôt une révolution de couleur, comme ailleurs dans le monde, au profit des classes dirigeantes.
La voie de la liberté
Marcel Gauchet disait que le christianisme est « la religion de la sortie de la religion ». [xi] La religion n’a pas pour but le pouvoir temporel, mais le salut de l’âme. C’est une religion de la transcendance et de la dualité [xii]. Elle fait appel à la liberté de chacun selon sa conscience et non comme un régime utopique et contrôlant.
Le message du Christ est donc libérateur [xiii]. Il ne s’oppose pas au monde réel mais nous élève au niveau spirituel [xiv].
« Paradoxalement, embrasser le réel dépend de notre capacité à nous en détacher. Il nous faut donc renouer avec la dimension spirituelle de notre être. Seule une vie spirituelle forte rend possible cette frontière intérieure ouvrant à la plénitude de notre liberté en ce monde (p. 367). »
Conclusion
Dès l'origine, le peuple de la Nouvelle-France est soumis à un régime clérical qui reproduit le modèle féodal du vassal envers son suzerain. Cette emprise cléricale est renforcée après la Conquête.
L'Église comble alors le vide laissé par la disparition des élites locales. Elle s'implique dans la cause nationale et la mission sociale en plus de sa mission spirituelle.
Mais avec l'avènement de l'urbanisation et l'essor de l'économie, l'Église se trouve débordée par ses missions temporelles. Elle abandonne graduellement ses œuvres matérielles au profit de l'État. Devant l'incapacité de l'Église de mener à terme ses ambitions temporelles, les Québécois ont remplacé l'Église par l'État. Mais l'État n'a fait que reprendre le projet utopique de L'Église avec le même résultat.
L'utopie consiste à proposer un monde idéal sans prendre les moyens d'y arriver. La solution serait de rendre les individus souverains et responsables de leur avenir avant de les engager dans un projet collectif.
Références
iFrancis Denis, Une révolution pour rien, Liber, Montréal, 2023, 384 pp. Les numéros de page en référence se rapportent à cet ouvrage.
vLaurent Guyénot, De l'eau dans le sang : L’origine médiévale de l’individualisme occidental, le 5 juin 2023.
viLe Saker, Les très vieilles racines spirituelles de la russophobie | Le Saker Francophone, le 6 nov. 2016.
viiNicolas Stoker et Jean-Marie Harouel, Gnose et millénarisme : les origines de l'enfer progressiste | Géopolitique Profonde, le 26 avril 2025, vidéo, 1 h 34.
viiiJean-Claude Dupuis, LIVRE - Le Siècle de Mgr Bourget (1840-1960), Jean-Claude Dupuis, Ph.D., Fondation littéraire Fleur de Lys, 492 pp., p. 446.
ixRichard Le Hir, L’Église catholique nous a-t-elle trahis ou sauvés ? | Vigile.Québec, le 22 mars 2017
xRichard Le Hir, Un dérapage monumental qui fait apparaître toute la vulnérabilité dans laquelle nous laisse notre rupture avec notre passé religieux | Vigile.Québec, le 14 sept. 2017
xiMarcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p.ii.
xivMatthew Ehret, Est-ce la vie ou la mort qui gouverne l’univers ? Partie 1 : L’émergence du culte d’Aristote | Le Saker Francophone, le 3 nov. 2022.
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1 commentaire
Jean-Claude Pomerleau Répondre
12 juin 2025Les clés de notre émancipation politique sont dans la Grande Noirceur
Merci à M. Michel Matte pour la recension de ce livre Un révolution pour rien, censé nous donner la clé du cul-de-sac de la cause nationale :
« Comment expliquer l’enlisement du projet de souveraineté du Québec? Le livre de Francis Denis, Une révolution pour rien [i] apporte un éclairage essentiel sur cette impasse.»
D'après les extraits retenus dans cette recension, la thèse de l'auteur de l'ouvrage serait à l'effet que ce serait le poids de l'Église dans notre histoire qui aurait pesé sur la nation l'empêchant d'avoir un élan décisif vers sa libération politique. Or je soutiens exactement le contraire dans ce texte, attribué à M Le Hir, mais qui est en fait de moi (raison technique).
( ix) Richard Le Hir, L’Église catholique nous a-t-elle trahis ou sauvés ? | Vigile.Québec, le 22 mars 2017 )
L'Église (comprise ici comme une institution politique majeure) loin d'être un poids a plutôt été un soutien continu de la trame nationale tout au cours de notre histoire. Particulièrement évident suite à la défaite des Patriotes et du rapport Durham, visant notre assimilation, et de l'Acte d'Union visant notre minorisation pour y parvenir. Dans le contexte, la seule institution qui restait apte à relever ce défi existentiel qui se posait clairement fut l'Église et ses institutions.
De 1840 à 1960 , c'est l'Église qui va servir d'armature d'État, en assumant les missions premières de son développement : peupler et mettre en valeur le territoire, tout en préservant une cohésion nationale. La Revanche des berceaux pour relever le défi démographique, et « Emparons nous du sol pour préserver notre nationalité ».
C'est cette stratégie qui relève de la politique profonde, qui va produire le potentiel d'un État, qui va s'imposer aux artisans de la Révolution tranquille....une révolution pour rien. Non, pour la simple raison qu'au tournant des années soixante, nous sommes passés du conservatisme au libéralisme (*) et que cette révolution en fut une libérale. Et que dans la finalité le libéralisme vise à abolir la souveraineté des États, ce qui mène à la dissolution des nations (l'Occident actuel en témoigne).
Depuis la Révolution tranquille nous voyons notre histoire au travers le prisme du libéralisme, d'où ce regard sur la période conservatisme (1840-1960 qualifiée de Grande Noirceur, alors même que les clés de notre émancipation politique s'y trouvent.
(*) Le libéralisme et le conservatisme sont vus ici du point de vue de la philosophie politique.