La nation, pour quoi faire?

Quelle nation Stephen Harper a-t-il reconnue cette semaine? Au fait, cette nation existe-t-elle vraiment?

La nation québécoise vue du Québec


Si, dans le geste d'éclat de Stephen Harper, les plus enthousiastes voient «un gain» (Jean Charest), et les moins enthousiastes, «un progrès» (André Boisclair), un fait demeure pourtant, soutient la juriste Eugénie Brouillet: le Canada, dans ses institutions, nie cette nation au moins depuis 1949. Une frêle motion tactique, aux effets symboliques certains mais aux effets juridiques à peu près nuls, peut-elle inverser cette tendance?
«Le titre de votre livre est périmé, maintenant, non?» Quelle autre question, d'entrée de jeu, aurions-nous pu poser à notre interviewée, Eugénie Brouillet, jeudi matin, soit au lendemain de la déclaration de Stephen Harper sur la «nation québécoise»? L'an dernier, elle publiait en effet La Négation de la nation (Septentrion), un essai de quelque 500 pages (qui lui a valu le prix Richard-Arès 2005).
La question ne choque nullement cette jeune professeure de la faculté de droit de l'Université Laval. Sur le plan politique, «quelque chose s'est passé hier, c'est certain», dit-elle, assise dans son blanc bureau du pavillon de Koninck. Sur le plan juridique, toutefois, «l'effet est minime». Une motion n'a d'effet qu'à l'intérieur de la Chambre. «Les tribunaux peuvent parfois s'y référer lorsqu'ils tentent de décrypter l'intention du législateur, mais... » Une motion, ça reste encore moins «fort» qu'une clause interprétative -- ce que la société distincte de Meech aurait été --, laquelle, déjà, «n'aurait pas pesé très lourd».
Traditionnellement, souverainistes et nationalistes ont critiqué la Constitution de 1867, le «British North America Act», comme on le dénommait en anglais dans les documents du gouvernement Lévesque en 1980. «Nulle part, dans le B.N.A. Act, il n'est question d'une alliance entre deux peuples fondateurs ou d'un pacte entre deux nations», pouvait-on lire dans le livre blanc sur la souveraineté-association de 1980.
La pensée nationaliste a évolué sur ce plan, faut-il croire. En effet, dans son livre, Eugénie Brouillet fait une sorte d'éloge de la fédération de 1867, «véritable fédération capable d'accommoder l'identité culturelle québécoise», écrit-elle. En entrevue, elle célèbre «l'idée de l'adoption du fédéralisme en 1867, qui avait pour but de donner des outils juridiques constitutionnels de protection et de développement de la nation québécoise». Le problème, «c'est que ces mêmes outils-là, ils sont grugés, de façon progressive, lentement. Ça se vérifie sur une période de plus de 50 ans», dit-elle en se référant à un de ses articles touffus, consacré à «la dilution du principe fédératif» dans les arrêts de la Cour suprême depuis 1949.
Quelle nation?
Par ailleurs, quelle nation sera «reconnue» dans la motion qui sera adoptée à l'unanimité au début de la semaine prochaine?
La nation, c'est bien connu, donne du fil à retordre à qui veut la définir. Une commission de l'Union européenne a récemment conclu «à la difficulté, voire à l'impossibilité, de donner une définition commune du concept de nation». Il est vrai que le défi est de taille sur le Vieux Continent, caractérisé par son «maximum de diversité dans le minimum d'espace», comme l'a dit Milan Kundera.
Il y a bien sûr la belle et commode définition d'Ernest Renan qui, au XIXe siècle, voyait dans la nation «une âme, un principe spirituel», un «plébiscite de tous les jours», un «héritage de gloire et de regrets à partager». Les universitaires d'aujourd'hui se questionnent sur le «caractère peu opérationnel» de cette définition poétique.
Au Québec, un vif débat sur la nation a été forcé par la déclaration de Jacques Parizeau du 30 octobre 1995 et se maintient de façon presque obsessionnelle dans l'espace public depuis.
«À la Chambre des communes, à l'extérieur du Québec, on reconnaît la nation, bien sûr pour des raisons tactiques. Mais il demeure qu'à l'interne, le débat n'est pas encore vraiment terminé», fait remarquer Michel Venne, directeur de l'Institut du Nouveau Monde.
Et ce n'est pas près de finir, si on se fie à la définition assez originale du sociologue Gilles Gagné. Selon lui, la nation n'est pas une chose qu'on peut palper, tenir dans ses mains. Non, «ça appartient au fait de la nation qu'on en discute. Ça appartient à la réalité sociologique qu'elle soit en débat. C'est un conflit dans la société». En somme, le débat ne sera jamais terminé. Et on constate qu'à l'étranger, même dans les grandes nations comme les États-Unis, la question de la nation est constamment reposée.
N'existe pas!
Il reste que le caractère fuyant du concept de nation en décourage plus d'un. Et certains en viennent à conclure qu'une telle chose n'existe tout simplement pas. Ou encore qu'elle ne peut pas être utilisée pour désigner ce «groupe» formé par les «Québécoises et les Québécois».
Le regretté sociologue Fernand Dumont est sans doute le plus éminent de ceux-là. Dans Raisons communes (Boréal, 1997), il écrivait ceci: «On parle souvent de nation québécoise. Ce qui est une erreur, sinon une mystification. Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d'allophones y répugnent, si les autochtones s'y refusent, puis-je les englober par la magie du vocabulaire?» Pour Dumont, la nation, c'était le Canada français.
À partir d'une tout autre perspective, l'historien Jocelyn Létourneau, de l'Université Laval, rejoignait Dumont mais allait plus loin encore dans un texte publié en 2002 dans Argument: «En fait, la "nation québécoise" n'existe pas, en tout cas pas comme on voudrait qu'elle soit (déjà). J'ajouterais qu'il n'est même pas sûr que la forme de vie commune qui se développe et se déploie tranquillement et sereinement au Québec s'inscrive dorénavant dans le paradigme nationalitaire.»
Selon Létourneau ainsi qu'un autre Jocelyn de l'Université Laval -- le philosophe Jocelyn Maclure --, l'identité est aujourd'hui fragmentée et le concept de nation, qui tend selon eux vers une «fusion», ne tient plus tellement la route.
Létourneau a beau fustiger les «partisans "à la vie, à la mort" du concept de nation», qui souffrent «chroniquement de nationalite aiguë», il reste que les intellectuels québécois qui estiment que l'avis de décès de la nation a été rédigé prématurément sont très nombreux.
Un des moments forts du débat sur la nation a eu lieu dans nos pages, en 1999. Michel Venne, alors rédacteur en chef adjoint, avait piloté avec Jean Pichette une grande série de dix textes importants intitulée «Penser la nation québécoise».
Il fallait à l'époque dépasser la querelle un peu factice entre le «bon» nationalisme (le «civique», qui promeut un patriotisme neutre, basé sur des principes constitutionnels) et le «mauvais» nationalisme (l'«ethnique», enraciné dans une culture ancestrale, voire une essence).
À la publication des textes en un recueil (Québec/Amérique, 2000) -- signés par les Charles Taylor, Gérard Bouchard, Daniel Jacques, Serge Cantin, Jocelyn Létourneau, etc. --, Michel Venne se disait confiant qu'on sortirait bien vite de ce qu'il considérait comme un «faux débat» entre l'ethnique et le civique. Aujourd'hui, Michel Venne n'en est plus certain. Une idée d'une nation ethnique ne refait-elle pas surface dans la levée de boucliers contre les accommodements raisonnables?, s'interroge-t-il.
Pourtant, les deux catégories semblent avoir éclaté. Venne lui-même se définit en tant que partisan d'une nation de type «sociopolitique», qui est d'abord civique mais qui refuse d'exclure l'héritage historique et culturel. Un des pères de cette notion est le philosophe Michel Seymour, de l'Université de Montréal. Sociopolitique? «Oui, la nation québécoise est alors une communauté politique composée d'une majorité nationale de francophones, d'une minorité nationale anglophone et de minorités issues de l'immigration. Elle inclut de plus en plus les peuples autochtones eux-mêmes», soutient Seymour.
Les «sept» nations
Selon le philosophe, la difficulté du concept de nation tient au fait qu'elle recouvre plusieurs types de communautés. Il en dénombre... sept!
- Ethnique: quand on se représente comme partageant la même origine ancestrale.
- Culturelle: quand on se conçoit comme ayant différentes origines ancestrales mais qu'on est rassemblés autour d'une même langue maternelle, d'un même ensemble d'institutions et d'une même histoire.
- Civique: quand on partage le même pays et que celui-ci est conçu comme un État mononational.
- Sociopolitique: quand on participe d'une même communauté politique qui n'est pas souveraine mais qui contient en son sein l'échantillon le plus important dans le monde d'un groupe partageant à la fois la même langue, les mêmes institutions et la même histoire.
- Diasporique: quand on fait partie d'un groupe dont les membres ont la même langue, la même culture et la même histoire mais qui sont étalés sur différents territoires discontinus et qui sont minoritaires sur chacun de ces territoires.
- Multisociétale: lorsque l'État souverain apparaît aux yeux de la majorité comme étant composé de plusieurs cultures sociétales nationales (Royaume-Uni).
- Multiterritoriale: lorsque le groupe se trouve sur un territoire continu mais qui ne correspond pas aux frontières juridiquement reconnues. Par exemple, le peuple kurde occupe un territoire non fragmenté (le Kurdistan) mais qui déborde les frontières officielles des États existants.
Traduction?
Le mot «nation», au Canada, pose aussi problème en raison de sa traduction en anglais, soutenait le ministre des Relations intergouvernementales, Benoît Pelletier, en juin dernier. Dans la langue de Shakespeare, «nation» renvoie davantage au pays. Le politologue Garth Stevenson, de la Brock University, à St. Catharines, en Ontario, n'est pas d'accord. Chercheur qui a comparé les nationalismes en Irlande et au Québec, Stevenson soutient qu'en anglais aussi, le mot «nation» peut avoir une acception sociologique. «Prenez l'Écosse: on la nomme "nation" en anglais et ce n'est pas un pays. Et elle a même ses musées "nationaux", etc.»
Le cas de l'Écosse intéresse d'ailleurs le politologue Marc Chevrier, de l'UQAM. Selon lui, à trop insister sur le fait d'être reconnus, les Québécois risquent d'oublier de «tenir le langage de la liberté», comme les Écossais qui, pendant un siècle, ont troqué la liberté politique pour la reconnaissance, fait-il remarquer. (D'ailleurs, dans la motion Harper, ce n'est pas «le Québec» qui est reconnu comme une nation mais «les Québécoises et les Québécois». Même en anglais, on use du terme français, ce qui sous-tend une définition culturelle et non politique de la nation, souligne-t-il.)
Les Écossais sortent actuellement de cette logique, souligne M. Chevrier. Au cours des dernières années, ils ont obtenu un parlement. Et dans de récents sondages, une majorité de 51 % s'est révélée en faveur de l'indépendance.
Aussi, Marc Chevrier se méfie du ton «unitariste» de la motion Harper. «Personne n'a pensé à "corriger" la motion du premier ministre avec les mots "dans un Canada fédéral"!», note-t-il. Eugénie Brouillet va dans le même sens: «On fait de belles motions sur la reconnaissance de la nation mais, par ailleurs, le pays se défédéralise.»
***
Un débat aura lieu autour du thème «La nation québécoise existe-t-elle?» le 6 décembre prochain à l'Université Laval entre le sociologue Jean-Jacques Simard, l'historien Jocelyn Létourneau et le politologue Christian Dufour.
arobitaille@ledevoir.com


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