Impasse au Québec

Comment sortir de la crise de la corruption?

Enquête publique - Quels mandats?



C'est fort gênant pour Le Devoir d'avouer, après 100 ans de lutte contre la corruption — une priorité du journal d'Henri Bourassa —, que le Québec d'aujourd'hui semble rivaliser avec les pires trous d'immoralité sur la planète. Les Québécois n'ont-ils pas bâti une administration intègre, professionnelle, soucieuse des lois? Or, à voir tant d'affaires scabreuses émerger de partout, le doute s'installe. Même une commission, qu'elle soit royale ou judiciaire, pourra-t-elle nettoyer une société que l'on dit si pourrie?
Le refus d'ordonner une enquête sur les pratiques mafieuses dans le monde de la construction incitait déjà la population à croire que le parti au pouvoir était gangrené dans son financement et dans sa gestion des fonds publics. Voilà qu'en plus, la suspicion frappant plusieurs milieux, on se demande qui accepterait, dans un tel climat, de faire partie d'une commission dont les membres ne sont plus a priori «au-dessus de tout soupçon».
Aucune institution, en effet, ne semble à l'abri. Même la commission Bastarache n'a pas été épargnée. À peine était-elle formée que son président, un ancien juge de la Cour suprême, était pris à partie pour ses rapports avec une famille politique. Stigmatisé à son tour pour «faute» de contribution à un parti, son procureur principal, un juriste d'expérience, a préféré démissionner avant même d'ouvrir le dossier. Faudra-t-il que les membres d'une future commission soient tous de l'extérieur du Québec?
Entre-temps, à Montréal, des doormen du Reine-Elizabeth passent en cour pour avoir empoché un petit 5 $ ou un gros 20 $ par course en taxi à Dorval. Mais à Laval, nul ne passe au prétoire pour des histoires bien plus graves. Des enquêteurs sont déjà sur place, dit le ministre des Affaires municipales. Prenez congé, dit le premier ministre au maire. Quittez votre siège à Hydro, ajoute la vice-première. Fort bien. Mais n'est-ce pas l'ensemble des députés élus à Laval depuis 20 ans dont le nom est désormais mis à mal?
Le départ d'un Gilles Vaillancourt n'éclaircirait en rien le traitement dont il aurait gratifié deux candidats, un péquiste et un libéral, lors d'un scrutin provincial. Aucune enquête policière ou administrative ne permettrait, non plus, de voir si les «enveloppes» en question furent simple malentendu, affabulation ou symptôme d'un mal plus répandu. Pourquoi alors dépenser des millions pour tirer la chose au clair? Quel élu provincial, du reste, souhaite raconter son expérience et, le cas échéant, expliquer son silence?
Par contre, il n'en tient qu'au cabinet de Jean Charest de demander à un magistrat sans passé politique de recevoir, sous pli confidentiel, les déclarations volontaires, faites sous serment, des députés anciens et actuels élus à Laval et même celles de candidats défaits et voulant préserver leur réputation. Un tel commissaire pourrait ainsi, à peu de frais et sans grand délai, indiquer s'il y a lieu de fermer ce dossier ou, au contraire, de procéder à une enquête publique.
À lire les sondages, toutefois, ce ne sont plus les seuls entrepreneurs, professionnels, syndicalistes ou fonctionnaires plus ou moins honnêtes que le public juge sévèrement. Ce sont aussi les élus et les candidats de tous les partis. Le rejet est si total qu'il englobe même la classe politique du reste du Canada. Une enquête classique aurait-elle, dans ces circonstances, un effet d'épuration propre à assainir le climat général, ou plutôt un effet de déprime plus profond, au détriment de la vie démocratique?
«Tout le monde est malhonnête», dit-on déjà. Quel commerçant honnête le restera alors, sans courir le risque de faire faillite? Quel fonctionnaire dira non aux magouilles de son milieu, sans en craindre l'ostracisme? Quel policier mènera une enquête rigoureuse, si son dossier doit aller à un procureur complaisant... Citoyens et médias ont certes le jugement parfois trop sommaire, mais force est de constater aussi une étrange torpeur dans plus d'un ministère, ordre professionnel et autre institution d'éthique publique...
Que faire? Si une enquête porte sur d'aussi nombreuses allégations et tous ces milieux que l'on soupçonne de pratique illégale, de collusion et de corruption, ses commissaires auront, dit-on, une tâche surhumaine à accomplir. Ils devraient sans doute aussi affronter maintes contestations judiciaires. On accusera la commission de gaspillage, de tergiversation. D'autres obstacles vont en freiner les travaux. En même temps, l'activité publique se repliera sous une épée de Damoclès propre à en miner le moral, l'initiative et la crédibilité.
Les commissions d'enquête, enfin, n'ont pas toujours bonne réputation. Le domaine de la santé en a connu une dizaine, et le système public de soins est encore en crise. Le régime d'éducation a maintes fois été examiné et réformé, sans trop de succès. Et ces enquêtes sur le crime organisé, ont-elles empêché le monde mafieux de s'étendre et de prospérer? Aussi un doute subsiste-t-il sur les moyens à prendre pour vider l'abcès de la corruption publique au Québec.
Le cabinet et l'opposition n'ayant guère su, à ce jour, s'élever au-dessus de la partisanerie, on doit plutôt chercher ailleurs la personnalité indépendante et compétente qui proposera une voie à suivre. Faut-il une commission? Une seule ou plusieurs? D'autres moyens? Une Commission de vérité et de réconciliation, comme en certains pays accablés d'une crise insoluble? Pour les gens qui avoueront leurs torts et se montreront disposés à les réparer, un pardon est-il impensable?
Chose certaine, dans l'état présent des révélations et des suspicions, rien ni personne ne fera croire qu'on a nettoyé le Québec en évinçant de la scène publique un ou deux boucs émissaires...
***
redaction@ledevoir.com
***
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->