Scansions sous la pluie

Chronique de Jean-Pierre Durand

Avec ces journées qui n’ont de cesse d’allonger, je me réveille, surtout à cause du gazouillis des oiseaux, un peu plus de bonne heure chaque jour durant, je dirais même, chaque jour Durand. L’autre matin, peut-être parce que j’avais participé la veille à une manif de notre printemps érable et que j’avais encore en tête, tel un persistant ver d’oreille, les scansions rythmiques des marcheurs, j’ai comme eu l’étrange impression d’entendre, dans la ritournelle de quatre syllabes que babillait un oiseau, la phrase « on s’en câlisse». Cela m’a amusé, si bien que je me suis mis à scander à part moi: « La loi spéciale…», auquel vers le même oiseau a répondu, deux mesures plus tard: « …on s’en câlisse!» C’était doux à l’oreille et rigolo à la fois. Et je n’avais rien fumé.
Puisque je suis devenu en 2010, contre mon gré, handicapé physique, mes sorties en ont été affectées. Disons que c’est fini pour moi le saut à l’élastique, le deltaplane et la plongée sous-marine… surtout avec le fauteuil roulant qui me colle aux fesses. Déjà que j’ai du mal à pisser debout. Bref, je ne vous raconterai pas mes « malheurs de Sophie», sinon pour vous dire que l’on peut compter sur les doigts de la main les fois où je suis allé manifester dans la rue ces derniers temps. C’est peu, surtout qu’on est gâtés de ce temps-ci côté manifs. Mais c’est comme ça, il faut que je m’y fasse, car ni le Vita Grow ni le frère André ne feront repousser ma jambe.
Quand je me hasarde à prendre part à des manifs, que ce soit contre le plan Nord, pour le français, contre la monarchie ou pour bloquer la hausse, il y a toujours une âme charitable, un fidèle camarade ou un scout en manque de B.A. pour vouloir pousser mon fauteuil, pour m’éloigner des flics (quand ceux-ci s’apprêtent à jouer de la matraque) ou pour me conseiller gentiment un chemin de traverse pour fuir la mêlée. La plupart du temps, je repousse l’invitation, même si elle part toujours d’un bon sentiment. Si j’ai pris la peine de me rendre à la manif, en béquilles, en fauteuil ou en déambulateur, c’est toujours bien pas pour qu’on m’indique que ma place serait mieux ailleurs. Parfois, avec ma seule et unique jambe, j’ai l’impression d’être dans les jambes de tout le monde!
Dire que j’aime les manifs serait exagéré, encore que c’est un beau moment de fraternité qu’on y vit, sans doute autant que lorsqu’on assiste à un match de soccer ou à un concert rock, mais c’est surtout le fait qu’il s’agit d’exercer un droit démocratique qui rend ce geste significatif à mes yeux. Et quand ce droit est bafoué, rapetissé, il importe encore plus de le défendre bec et ongles.

Gabriel Duchesneau est un jeune militant que je connais depuis quelques années. Je l’ai croisé lors de multiples activités politiques, notamment à la maison Ludger-Duvernay, pour des conférences, ou dans la rue, lors de manifs diverses. Comme il est aussi étudiant, il va sans dire que les derniers mois l’ont tenu passablement occupé. Tous ceux qui le fréquentent vous le diront, Gabriel n’est pas du genre surexcité, belliqueux ou tonitruant, mais il n’en est pas moins fougueux et déterminé. Le Premier Mai dernier, pour la fête internationale des travailleurs, Gabriel est allé manifester. Il y avait deux choix de manifs à Montréal, comme chez Saint-Hubert: la traditionnelle et la crémeuse. Gabriel a choisi la manif anticapitaliste. Mal lui en prit, c’est là qu’il y eut de la casse!
Alors qu’il n’agitait qu’un drapeau rouge, il fut frappé violemment à coups de matraque par la police… qui avait le gros bout du bâton. Comme quoi – tous les toréros vous le diront – il est vrai que le rouge attire les bœufs. Gabriel était dans les premiers rangs de la manif, quand la police antiémeute s’est approchée avec de mauvaises intentions derrière la tête. Il a tenté de partir avec les autres, mais il a manqué de temps et alors il a reçu un premier coup de matraque sur la tête. Il est tombé à genoux et un flic lui a dit de se relever et de partir, mais, sans crier gare, il a reçu un second coup! Gabriel a dit aux policiers quelque chose comme « Mais arrêtez de me fesser si vous voulez que je parte!» Ils l’ont laissé là et ce sont des manifestants qui ont alerté l’ambulance. Le hic, outre le fait que les policiers sont vite sur la gâchette, même quand la situation ne le justifie pas, c’est que Gabriel a déjà subi étant jeune – quatre ans et demi, précise-t-il – un traumatisme crânien et que ce second traumatisme aurait pu le tuer. Mais ça, la police ne pouvait savoir et, c'est le cas de le dire, elle s'en tape!
Gabriel, disait une jeune militante qui a fait du bénévolat avec lui, c’est un gars tellement pacifique, tellement gentil, qui ne ferait pas de mal à une mouche. D’ailleurs, tous ceux qui le connaissent – et ils sont nombreux – sont unanimes: ce gars-là, c’est quelqu’un de vraiment bien, qu’on ne peut qu’apprécier. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que quelques centaines de personnes ont manifesté en soutien à Gabriel quelques jours après sa sortie de l’hôpital.
J’avais jasé avec Gabriel à l’entrée de la maison Ludger-Duvernay le 30 avril dernier, soit la veille du Premier Mai. Était-ce ce soir-là qu’il m’avait parlé de ses oiseaux exotiques? Ou de la parution récente de son premier recueil de poésie dont il est si fier? Je ne sais trop, mais en apprenant par les réseaux sociaux qu’il avait été assailli, j’ai eu énormément de peine d'apprendre que c’était arrivé à ce militant en particulier, à quelqu’un de « ma gang». J’ai ressenti aussi de la colère pour ce gouvernement de Jean (Paul Desmarais) Charest, qui est si prompt à réprimer les jeunes, alors que dans sa propre cour une odeur nauséabonde se répand depuis des lustres.
La police a promis une enquête Jobidon sur cet accident, c’est donc à suivre. Entre-temps, Gabriel se remet physiquement, même qu’il est retourné manifester dans la rue pour le plus grand bonheur de tous. Je l’y ai rencontré à trois reprises déjà, soit à chaque fois que je suis allé manifester. Je l’ai même entendu faire un slam pour le bénéfice d’une caméra complice. Gabriel Duchesneau : l’homme qui slalome son slam parmi les marcheurs! Jeudi dernier, lors d’une soirée de poésie en hommage à Gérald Godin, Gabriel y a déclamé quelques poèmes tirés de son recueil Un lion parmi les hommes. Même si Gabriel n’a pas encore la notoriété (qui vient avec le travail, le talent et l’âge) du « Poète de la Cité» Claude Beausoleil (dont on peut admirer en passant le silence total du haut de son piédestal municipal), il a au moins le courage de ses convictions, il est le poète de la rue et, en cela, il a toute mon admiration.
Je lui ai reparlé de ses oiseaux jeudi dernier et il m’a dédicacé son livre, que l’on peut commander en allant sur www.leseditionspremierechance.com . Samedi, il était à la manif de la CLASSE sous la pluie, mais il avait pris la précaution de mettre un casque protecteur. « À qui la rue ? À nous, la rue ! »


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1 commentaire

  • Chrystian Lauzon Répondre

    5 juin 2012

    Bonjour Monsieur Durand,
    Merci pour votre article à hauteur de rue, d’humanité et de solidarité. J’ai ouvert la porte hier, à quelqu’un qui entrait en béquilles au restaurant de beignes et muffins situé rue Ste-Catherine, près d’Émilie-Gamelin, pour ne pas nommer le nom anglais qu’il affiche. Était-ce vous ?
    Je n’ai pas réfléchi à la signification que pouvait avoir mon aide pour cette personne, ce fut spontané, sans prétention. Je suis toujours fier de ces gestes privilégiés lorsque le hasard me place dans la situation de partager ma mobilité en appui à des frères « blessés » plus visiblement que moi par la vie.
    L’autonomie est bien relative dans cette coexistence de nos errances, dans cet uni-vers et uni-d’où on ne sait trop quoi . Bravo pour les Gabriel : de ce temps-ci, leurs actions commencent par des po-ésie ou po-litique sur la tête. Ils méritent des fleurs delisé à profusion comme des étoiles scolaires sans compter.
    Godin : le souvenir marquant que j’en ai, c’est ce fameux poème, censuré malheureusement dans le film La nuit de la poésie. Il y déclamait tout son venin aux libéraux fédéralistes (sic) sous la forme « À tous ces…à tous ces… » pour finir avec une déferlement, une mitraille sans fin de sacres du genre : « on en a notre câlisse (justement) de saint-cibouère, de ….voyage ! » Jamais depuis, je n’ai pensé la poésie autrement qu’une revendication, une scansion déboulante comme une liberté refoulée, réprimée, oppressée.
    Mais vous savez déjà tout cela… donc, par solidarité, salut à vous ! camarade, Durand que l’on vit cette historisisation concrète d’un avenir debout, même sur une jambe. Je fus aussi là, dans la rue, à casseroler sous cette pluie torrentielle du samedi 2 juin 2012 : la nature n’y pouvait rien, la nôtre, tout !
    Cristal de Paix