Au siffleux écarlate...

François Cyr (1952-2012)

Chronique de Jean-Pierre Durand

Samedi dernier, nous roulions sur la Quarante et c’est fou comme il y avait des marmottes au bord du chemin. Plusieurs, trop lambines pour pouvoir éviter les conducteurs pressés, avaient été frappées de plein fouet et gisaient par-ci par-là, écrapouties par le destin. Plus nombreuses étaient celles toutefois qui se dressaient sur leurs deux pattes afin de scruter les alentours. Notons que ce rongeur, désigné aussi sous le nom de siffleux au Québec, n’est pas une bête qui a la cote. On lui préférera le raton laveur, voire la moufette (si elle est désodorisée). Fin du préambule.
Ailleurs cette journée-là, dans un hôpital de Longueuil, François Cyr rendait l’âme, à l’âge de 60 ans. Militant éternel pour la gauche, depuis le mouvement étudiant, il a été tout à la fois enseignant, syndicaliste, avocat et membre émérite de Québec Solidaire, qu’il a contribué à fonder. Je n’ai ni bien connu ni encore moins fréquenté l’homme, mais je n’ai pas oublié avoir croisé le fer avec lui au début des années soixante-dix. C’est que Cyr était à l’époque un activiste du Groupe marxiste révolutionnaire, une organisation trotskiste, alors que j’officiais au PCCML, une organisation rivale et stalinienne. Le marteau et la faucille auraient pu facilement nous unir, mais mon pic à glace sur lequel avait coagulé le sang de Léon leur faisait de l’ombre. Si d’aventure nous nous retrouvions aux mêmes manifestations, syndicales, citoyennes ou étudiantes, nos contingents restaient de marbre et à bonne distance – celle d’un 4 par 4 – l’un de l’autre, et nos slogans n’étaient pas non plus les mêmes.
Il était étudiant en science politique, alors que j’étais en études littéraires, mais tous deux nous fréquentions le même établissement, l’UQAM, et suivions nos cours dans le même pavillon, le « Read Building ». Comme de raison, à la porte dudit pavillon, nous étions toujours quelques-uns à vendre nos journaux respectifs à la criée. Moi, c’était le journal marxiste-léniniste, bien sûr, alors que lui, c’était la Taupe rouge. Il arrivait que nous étions les deux seuls camelots à offrir notre « camelote » dans le hall d’entrée, postés tels deux chiens de faïence qui s'épient du coin de l’œil. Quand tous les étudiants étaient passés devant nous et que les cours avaient recommencé, nous nous dépêchions à regagner nos classes au pas de course. Je me souviens qu’une fois, nos regards s’étaient malencontreusement croisés et que l’un de nous deux (je ne me rappelle plus lequel) avait lancé à l’autre la première salve: « Vous êtes des contre-révolutionnaires… » Ce à quoi, l’autre avait répondu au morpion d’en face: « Je vais te casser la gueule… » Ce qui lui avait valu forcément une volée de bois vert: « Et moi, ce sont les deux jambes que je vais te casser! » Des invectives somme toute bien senties, mais qui en restèrent heureusement là. Il faut dire qu’à cet âge (nous étions au début de la vingtaine), on manque parfois de mots, mais rarement de testostérone!
Comme je l’ai dit plus haut, nos organisations étaient hostiles, et cela se répercutait partout où nos chemins se croisaient. Or, nous jouions souvent dans le même carré de sable. À l’ANEQ (l’Association nationale des étudiants du Québec, qui était noyautée, voire contrôlée par le PCCML), on avait affublé les membres du GMR du sobriquet de « siffleux écarlate » en référence au titre de leur journal. Une taupe n’est pas une marmotte, je sais bien, mais, comme l’oncle Pierre (Désiré Aerts) ne militait pas avec le PCCML, nous les avions librement confondues. Nous avions même une chanson pour eux, qui se déclinait comme suit: « Hier soir, su’le trottoir, y’avait un siffleux écarlate. La queue coupée, les oreilles arrachées, c’est l’ANEQ qui l’avait tabassé! » Et cela nous faisait bien rire, même que cela nous valut de véritables empoignades au collet et quelques rixes où nous sortîmes sans doute victorieux.
Puis les années passèrent et je perdis de vue ce compagnon d’infortune. En fait, il m’arrivait de le croiser de loin dans les manifestations, mais sans plus. Si le Groupe marxiste révolutionnaire s’était entre-temps évaporé dans la brume, François Cyr n’en continuait pas moins de militer pour la gauche, tout en devenant (puisqu’il faut bien gagner sa croûte) chargé de cours. Quant à moi, mes activités se bornèrent au syndicalisme, puis au sein du loisir organisé, avec un appui docile au Parti québécois le temps venu des élections, ayant définitivement rangé mon pic à glace, remisé ma chemise à carreaux et abandonné Staline à ses pompes et à ses œuvres.
C’est par hasard qu’il y a trois ou quatre ans, alors que je prenais siège dans une salle bondée de la Maison Ludger-Duvernay, foyer de la SSJB,que je me retrouvai assis juste à côté de mon ancien adversaire, ce triste Cyr. C’était pour y écouter un débat sur la question nationale et l’avenir du PQ après Boisclair. Le siffleux écarlate fit mine de ne pas me reconnaître et je décidai d’agir de même. N’empêche que je trouvais cocasse de me retrouver quelque quarante ans plus tard à son côté. Il en avait coulé de l’eau sous les ponts et sans doute que ni lui ni moi ne voulions revenir sur ces années. Regrettait-il ses propos ou le fait de ne pas m’avoir cassé la gueule? Peut-être était-il gêné comme moi de s’être laissé emporter à de telles « hénaurmités » langagières… d’autant que, tout compte fait, nous n’avions jamais cessé d’être du même côté de la barricade! Alors, cher camarade posthume, il aura fallu que tu passes l’arme à gauche, selon l’expression consacrée et ô combien appropriée, pour que je te salue pour la première et, malheureusement, la dernière fois…
[On trouve des textes de François Cyr sur Vigile, Presse-toi à gauche et les Nouveaux Cahiers du Socialisme. En septembre, des entretiens avec Amir Khadir, recueillis par Pierre Beaudet et François Cyr, paraîtront chez l’Éditeur M. Enfin, quelques mots en hommage au disparu seront prononcés jeudi le 17 mai prochain, à 19 h, à la Maison Ludger-Duvernay, à l’occasion d’une causerie donnée par François Saillant, militant du FRAPRU et de Québec Solidaire, sur le militantisme.]


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    14 mai 2012

    Monsieur Durand,
    Vous étiez du PCC (ml)? Ouf!
    Pour ma part, j'ai été sympathisant du GMR, le petit groupe troskyste que vous mentionnez, plutôt actif, et qui était indépendantiste (d'une indépendance faite par la classe ouvrière, s'entend...). Alain Dubuc de La Presse en fut l'un des membres, mais pas longtemps... Le GMR a ensuite fusionné avec la Ligue socialiste ouvrière, autre groupe troskyste, pour former la Ligue ouvrière révolutionnaire, qui est plus tard devenu autre chose (Gauche Socialiste?). Une partie de ce courant se retrouve aujourd'hui chez Québec Solidaire.
    Je dois dire que ce courant (trotskyste) m'a permis de développer une pensée critique. Je n'ai pas détesté: il y avait une démocratie interne assez surprenante pour un courant dit communiste. Droit de tendance et débats lors des congrès.
    Comme sympathisant, j'ai connu (un peu) François Cyr. Il venait souvent dans les cercles de discussion pour discuter des thèmes de l'heure ( à l'époque). Un intellectuel dans le beau sens du terme, qui débatait avec courtoisie. Bon dialecticien, il exprimait ses idées clairement. Je peux dire que cette homme, alors que j'avais 25 ans, m'a permis de développer mon sens analytique en matière de politique. Et oui, cela se passait au chic pavillon Read, que nous appelions le "Pavillon Rouge" de l'UQAM.
    C'est avec stupeur et tristesse que j'ai appris son décès. Je le voyais parfois dans le Centre-sud, dans des restos, là où je vais luncher le midi. Je n'ai jamais osé l'aborder pour lui serrer la pince, en me disant que je le ferais tôt ou tard. François Cyr n'était pas un homme très souriant,et cela ne m'a pas aidé à lui tendre la main pour lui dire que ses positions publiques (i.e. ses textes publiés par Le Devoir, par exemple)me rejoignaient souvent. Mais voilà, c'est trop tard.
    Je ne suis pas un partisan de Québec Solidaire, mais il y des gens dans ce parti que j'estime. François Cyr était de ceux-là. Indépendantiste il était, authentique homme de gauche il fut. C'est sans doute pourquoi il a toujours eu le stalinisme en horreur, cela dit sans vouloir vous offenser de quelque façon que ce soit.
    Québec Solidaire est aujourd'hui orphelin de quelqu'un de bien. La gauche dans son ensemble - mais surtout la gauche indépendantiste - a perdu l'un de ses phares discrets.
    Merci monsieur Durand pour ce texte qui en dit long sur votre cheminement.
    Ah, oui, en passant, un siffleux est une marmotte, pas une taupe... Ce vieux PCC(ML) ne cessera donc jamais de nous étonner de par ses définitions approximatives de ce qui est.
    Au plaisir de vous relire.