Le phraseur Fraser, un abominable embobineur

Chronique de Jean-Pierre Durand

Dans le Devoir du 14 juillet, le Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, se dit déçu des reproches qui ont fusé suite aux généreuses subventions fédérales accordées à des groupes anglophones du Québec, parmi lesquels la nouvelle mouture d'Alliance Québec, connue sous le nom de Quebec Community Groups Network. Selon Fraser, les députés qui ont protesté (sans pouvoir y changer quoi que ce soit, puisque ce gouvernement est majoritaire et que les francophones seront toujours minoritaires en ce pays s'ils n'en sortent pas) auraient confondu la "montée incontestable de l'anglais, langue internationale" avec les "besoins réels" de la communauté anglophone du Québec.
Passons vite d'abord sur le sens à donner à "l'anglais, langue internationale", qui laisse à penser que pour le royal commissaire de Sa Majesté, le français serait autre chose qu'une langue internationale. Or chacun sait que le français est aussi une langue internationale, comme le russe, le chinois, l'arabe, etc. Mais, la différence est que l'anglais est une langue hégémonique à l'échelle de la planète, voilà la nuance à apporter et que Fraser feint peut-être d'ignorer.
Venons-en plutôt au point principal, alors que Fraser affirme que l'anglais n'est pas menacé au Québec (ce qui est une lapalissade, mais laissons Fraser penser qu'il nous l'apprend), alors que la communauté anglophone le serait. Pour appuyer ses dires, il verse deux ou trois larmes de crocodile sur la disparition des défenseurs de la communauté anglophone du milieu des années 1960 et il en nomme trois: la Banque de Montréal, car elle est devenue BMO, la Sun Life, car elle a pris le chemin de Toronto, et The Montreal Star qui ne publie plus (ah, oui!). Niaiserie pour niaiserie, et tant qu'à niaiser, on pourrait affirmer le contraire en parlant de la fermeture de Dupuis Frères, de la disparition du Montréal-Matin et du départ des Nordiques.
Plus sérieusement, car j'ai le sentiment que le royal commissaire tente de nous rouler dans la farine (graham, par-dessus le marché) avec ses exemples à la noix, il se garde bien d'évoquer la construction d'un second méga-hôpital à Montréal pour satisfaire la communauté anglophone, sans parler du surfinancement des institutions universitaires anglophones au Québec, alors qu'il n'existe pas même une université entièrement francophone en Ontario...
Fraser parle ensuite d'une communauté anglophone devenue bilingue à 60%. Big deal ! comme disent les Anglais. Après une cohabitation de plus de 250 ans avec des francophones, on ne peut pas parler à l'évidence d'une génération spontanée ni d'un engouement pour le français! Or, monsieur le commissaire en parle comme d'un haut fait d'armes, comme d'un argument massue, comme si Ottawa y avait contribué! Si les chiffres sont exacts et que 60% des anglophones sont bilingues, c'est probablement parce que les Québécois à un moment donné de leur Histoire se sont affirmés en élisant René Lévesque, c'est aussi parce qu'il y a eu la loi 101 de monsieur Laurin et sûrement pas à cause des petits zamis du commissaire, qui, au contraire, ont tout fait pour saboter, invalider et charcuter cette loi, au point qu'elle n'est plus aujourd'hui que l'ombre d'elle-même (Note: pour être juste, il faut dire que nos gouvernements québécois, y compris souverainistes, ont contribué par leur faiblesse à cette détérioration. D'ailleurs, certains ont dit le regretter.)
Le royal commissaire poursuit en disant que les anglophones habitant les autres régions du Québec (à l'exclusion de l'île de Montréal où il reconnaît qu'ils ne sont pas à plaindre), que ces anglophones "font face à une situation semblable qui, à de nombreux égards, s'apparente à celle des francophones hors Québec". J'ai senti en lisant cela que notre commissaire aux deux solitudes inégales était ou bedon dans l'esprit du Festival-Juste-pour-rire-de-Rozon, ou bedon déconnecté de la réalité.
Il n'y a aucune commune mesure entre la réalité des francophones hors Québec et celle des Anglo-Québécois. Et ça, que Fraser ne s'en rende pas compte ou fasse fi de s'en rendre compte, cela me semble plutôt grave. Il est certain qu'il existe des cas (un sur cent? un sur trois cents?) où un anglophone d'ici a eu du mal à se faire servir en anglais dans telle ou telle région du Québec, surtout loin des grands centres, mais ce n'est surtout pas généralisé comme pour les francophones en Ontario (sans parler des autres provinces, où là ça craint). Pour que le royal commissaire comprenne et se couche moins niaiseux, je vais lui faire un ou deux dessins...
Il y a plus de trente ans que j'ai épousé une anglophone de l'Ontario, avec qui je vis encore. Elle a appris le français vers l'âge de vingt ans en venant s'établir au Québec. Ce français, elle le parle tous les jours et l'a adopté comme si c'était sa propre langue... et c'est devenu sa propre langue. Elle n'a jamais réussi à perdre son accent anglais pour autant (certains y parviennent, d'autres pas) et elle pratique encore sa langue maternelle à l'église (protestante), avec sa famille et quelques rares amis anglophones. Depuis plus de trente ans, nous avons sillonné le Québec, pour des vacances ou simplement le simple plaisir de se balader. Je peux dire qu'il est arrivé un nombre incalculable de fois, dans les commerces et autres lieux visités, que des Québécois s'empressaient de lui parler en anglais alors qu'elle s'adresse toujours à eux en français. Ils faisaient cela simplement parce qu'ils avaient détecté son accent et qu'ils passaient spontanément à l'anglais pour l'accommoder, se faire gentil...
Une de ses bonnes amies, qui vit en Alberta, est venue un été passer quelques jours au Québec. Nous lui avons fait visiter quelques beaux coins de Lanaudière. À chaque endroit, celle-ci, estimant sans doute que sa langue se devait d'être partout comprise, insistait pour avoir un service en anglais. J'ai même vu une serveuse à Joliette lui traduire l'entièreté du menu juste pour satisfaire madame. En fait, c'est pas mêlant, les gens se fendaient en quatre pour l'accommoder dans son idiome supérieur, son royal idiome. Certains, plus "téteux" encore (croyez-m'en, ça existe), allaient jusqu'à redoubler d'efforts pour se faire bien voir par notre invitée. Même à l'illustre cantine Chez Cocotte de Lanoraie (un autobus transformé en "stand à patates"), on s'adressait à elle comme si c'était la duchesse du Carnaval. J'étais sidéré par tant d'égards, d'autant que ce n'est pas ce que je vivais quand j'allais dans la province voisine.
Changeons donc de province. Je suis allé d'innombrables fois en Ontario au fil des ans, pour des vacances et pour la belle-famille. Quand je parle anglais, j'ai un accent laborieux qui n'a rien à envier à celui de Julie Snyder, mais je me débrouille, comme on dit. Eh bien, alors qu'il aurait fallu être sourd pour ne pas se rendre compte que j'étais francophone, j'ai dû me faire à l'idée que l'anglais était la langue courante dans cette province. J'ai dû dépenser des milliers de dollars en frais d'hôtel en Ontario et je peux compter sur mes doigts de pied (et je suis unijambiste, quand même!) les fois où un employé d'hôtel m'a adressé quelques mots en français. Même quand l'hôtel est fréquenté par beacoup de Québécois, ils ne semblent pas connaître le français. Les chaînes de télé accessibles dans les chambres sont innombrables, mais il n'y en a que deux ou trois qui soient françaises. Dans un hôtel québécois, il y aura probablement plus de chaînes anglaises que françaises. Deux poids, deux mesures. Deux solitudes inégales, en somme.
Dans ma belle-famille, qui pourtant m'aime bien, puisque j'y ai mangé souvent et que personne n'a tenté de m'empoisonner (il est vrai que j'ai un robuste estomac!), personne n'a jamais fait l'effort de parler en français ou d'apprendre quelques mots (sauf un neveu qui m'a ému aux larmes il y a quelques années en s'adressant à moi, tout fier de lui, en français... c'est ce que son entraînement militaire lui avait procuré avant son pélerinage en Afghanistan). Combien de fois ma pauvre femme aura-t-elle tenté de leur faire partager son amour de la chanson québécoise en déposant un CD dans leurs appareils audio. Peine perdue, elle n'avait pas sitôt le dos tourné qu'un enfant ou un adulte passait près de l'appareil et retirait l'objet, estimant qu'il en avait assez entendu pour la journée. Du racisme? Je ne crois pas, mais de l'indifférence à coup sûr. Et aussi que ces chansons françaises ne tournent pas à la radio, ne se retrouvent pas chez le disquaire, bref, elles n'existent pas et ont par conséquent autant d'intérêt qu'un disque en bachi-bouzouk n'en aurait pour nous. Ma belle-famille est ontarienne comme les gens qui vivent au Danemark sont danois. Ils n'ont pas plus besoin du français que moi d'un mal de dents, ou un curé d'une poupée gonflable.
Alors, quand le royal commissaire s'érige en donneur de leçons sur notre manque de compréhension, de sensibilité, voire de justice et d'équité, il se gourre royalement. Par ailleurs, il devrait aussi s'interroger sur le fait que bon nombre de gens qui gravitent autour des organismes anglophones québécois subventionnés par Ottawa portent curieusement des patronymes bien français, comme Valiquette, Gagnon et Tremblay, alors qu'ils se considèrent et qu'ils sont, de fait, anglophones. C'est quand même drôle, monsieur le commissaire aux langues inégales, mais mon petit doigt me dit qu'à une époque plus ou moins lointaine selon le cas, ces Valiquette, Gagnon et Tremblay étaient aussi francophones que moi. Que leur est-il arrivé? Vous devez en avoir une petite idée, vous qui êtes commissaire? Sont-ils passés à l'anglais pour plaire à leurs patrons? Pour grimper dans l'échelle sociale? Pour faire plaisir à la belle-famille (dans le cas de mariages mixtes comme le mien)? Par lâcheté ou je ne sais quel autre motif? En s'assimilant, ils sont venus gonfler la communauté anglophone québécoise que vous dites maintenant menacée. Généreuse, cette communauté a aussi annexé de nombreux nouveaux arrivants, grâce à la supercherie entretenue par Ottawa que le Canada est bilingue.
Parcourez, monsieur le royal commissaire, la liste des élèves inscrits dans les écoles anglaises du Québe et vous retrouverez là encore de très nombreux patronymes français. Évidemment, le phénomène n'est pas unique au Québec: dans le ROC, il existe des millions de Canadiens avec un patronyme bien français (ou un patronyme français qui a été traduit ou angliciser) et tout ce beau monde a oublié sa langue d'origine, grâce notamment à vos lois linguistiques... ethnocidaires.
Voilà le résultat de vivre dans ce pays sans bon sens, qui, à force de politiques et de gestes hostiles à l'élément français a contribué à nous minoriser sans cesse davantage, au profit de la majorité anglophone d'un océan à l'autre. Pour paraphraser l'écrivain George Orwell et sa Ferme des animaux, on peut dire à propos des francophones et des anglophones en ce pays que si tous sont nés égaux, certains le sont plus que d'autres. Have a good day, Mister Graham Fraser!


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7 commentaires

  • Laurent Desbois Répondre

    18 juillet 2012


    Petite lecture pour notre ami Fraser ( pas ceux du Bas-du-Fleuve!)
    27 juin 2012
    Le Conseil scolaire francophone est révolté par une décision de la Cour d'appel | Colombie‑Britannique
    http://www.radio-canada.ca/regions/colombie-britannique/2012/06/27/005-decision-traduction-csf.shtml?Authorized=1&AuthenticationKey=2_20_2d01376f-977c-4677-8afa-2c0ab2b61b21.poajhigk
    La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a maintenu un jugement de la Cour suprême provinciale exigeant que le Conseil scolaire francophone (CSF) traduise en anglais tous les documents qui seront présentés dans le cadre de leur poursuite pour tenter d'obtenir la parité dans le domaine de l'éducation francophone.
    « ...ce jugement est un outrage aux droits des francophones... » — Alexandra Greenhill, présidente, CSF
    La présidente du CSF, Alexandra Greenhill est profondément offensée par la décision. Elle a déclaré par voie de communiqué que le jugement « va à l'encontre des intérêts de toute la communauté francophone, d'un bout à l'autre du pays. »
    Voila la solution Canadian! Elle est très efficace !
    Moi, je suis un réfugié du Canada... J'ai fuis le génocide de l'assimilation!
    Pour vous renseigner sur la disparition du français au Canada ainsi que toutes les lois qui ont été faites dans le ROC contre le français, par province, voir la référence ci-dessous:
    Le Génocide culturel des francophones au Canada
    Synthèse du déclin du français au Canada
    Par Pierre-Luc Bégin
    Résumé statistique : http://genocideculturel.lequebecois.info/apercu.html
    PDF : www.vigile.net/IMG/pdf/24-Genocide.pdf
    ISBN 978-2-923365-34-3
    Le système fédéral canadien est le tombeau du fait français au pays.
    Seule l'indépendance du Québec pourra assurer l'avenir du français en Amérique, et nous permettre de soutenir nos compatriotes du reste du Canada. L'ingérence continuelle du fédéral dans la politique linguistique québécoise, et son indifférence face à l'assimilation des francophones ailleurs le prouvent.
    Laurent Desbois
    ex-franco-hors-Québec, d’origines acadiennes et métisses;
    fier Québécois depuis quarante ans;
    et canadian… par la force des choses et temporairement …. sur papiers seulement!

  • Archives de Vigile Répondre

    17 juillet 2012

    Je veux vous remercier Monsieur Durand pour votre cri du coeur! Je souhaite que bientôt nous formions le pays du Québec.

  • Archives de Vigile Répondre

    16 juillet 2012

    Le commissaire aux langues oficielles, le Royal Graham Fraser est atteint soit d'une mythomanie que le dictionnaire définit comme « une forme de déséquilibre psychique, caractérisée par une tendance à la fabulation, au mensonge et à la simulation » ou encore il déforme la réalité comme bien des shizophrènes en puissance. Souhaitons lui le moindre mal afin qu'il puisse nous donner un vrai son de cloche.

  • Archives de Vigile Répondre

    16 juillet 2012

    Oui en effet, soyons justes. Nos gouvernements québécois, y compris souverainistes, ont contribué par leur faiblesse à cette détérioration.
    Ce qui aujourd'hui permet à Bernard Landry de verser toutes les larmes de son propre crocodile...

  • Élie Presseault Répondre

    16 juillet 2012

    Quand je parle anglais, j’ai un accent laborieux […], mais je me débrouille, comme on dit. Eh bien, alors qu’il aurait fallu être sourd pour ne pas se rendre compte que j’étais francophone […]
    M. Durand,
    Tout d’abord, je dois vous féliciter à propos des leçons capitales que vous nous enseigner en matière d’attitude à adopter à l’endroit des anglophones eu égard au sort futur de notre langue d’adoption, le français. Les Graham Fraser peuvent nous sembler sympathiques, mais ils servent surtout de caution aux plans du gouvernement qu’il sert. Vous contribuez beaucoup, par votre fraîcheur de style, à convaincre les gens. Toutefois, et c’est un des revers de la familiarité, vous en venez parfois à catégoriser les choses de façon binaire. C’est notamment le cas lorsque vous usez de la métaphore du sourd.
    Rigoureusement et sous réserve, un Sourd qui n’entendrait pas et n’aurait pas appris les rudiments de la langue auditive, le français dans le cas qui nous concerne et les autres langues, ne sera pas passé maître dans l’art de la distinction des accents par l’habileté développée en lecture des lèvres.
    Dans le cas qui nous concerne, ici même au Québec et plus particulièrement à Montréal, nous sommes en contact avec nombre de langues signées et auditives étrangères. Nous en venons à distinguer les langues entre elles. Les Sourds tirent une fierté d’expurger toute influence de la langue auditive et jusqu’à signer exclusivement avec les mains et ôter tout repère en articulant avec les lèvres par exemple. Cela vient sur le tas, quand nous prenons conscience de la précarité des langues signées et de la domination à laquelle elles eurent à faire face au cours de l’histoire.
    Par la force des choses et grâce aux institutions aux politiques d’éducation tout aussi contradictoires au fil des générations, la Langue des signes Québécoise s’est nourrie de diverses influences, notamment la Langue des Signes Française, l’American Sign Language, des calques reproduisant en signes la structure syntaxique du français et de la lecture des lèvres. Encore par habitude, une partie des gens qui pratiquent la Langue des Signes Québécoise émaillent certaines articulations avec la bouche pour distinguer les signes entre eux. Ainsi, la langue auditive garde un attrait tout aussi comparable à celui que l’anglais exerce actuellement sur nous, locuteurs de langue française.
    Un Sourd de Montréal qui aurait appris certaines leçons d’orthophonie et/ou se serait intégré dans le réseau scolaire régulier sera à même de développer certaines habitudes, notamment en matière de détection d’accents. C’est notamment mon cas. Évoluer dans un quartier multiethnique où les francophones forment 15 à 25% de la population de l’école ne va pas sans ambages. Nous en venons à distinguer les accents et en ce qui concerne les francophones, souvent la bouche est pâteuse et n’articule pas souvent… Faut quand même pas oublier les québécismes qui viennent parfois sous notre radar.

  • Archives de Vigile Répondre

    16 juillet 2012

    Félicitations, Jean-Pierre Durand, de nous rappeler des vérités tellement évidentes que certains finissent par en oublier l'existence. Et dire que Fraser est l'un des plus "ouverts" au Canada par rapport à la réalité française! Alors, imaginez les autres...

  • Pierre Schneider Répondre

    15 juillet 2012

    Que de vérités dans ce texte magnifique de Jean-Pierre Durant. Une démonstration inattaquable du fait qu'il y a de facto deux pays sur ce territoire appelé Canada. L'un unilingue anglophone et le nôtre où nous devons toujours nous battre pour survivre.
    Et ces colonisés qui s'empressent de répondre en anglais aux anglophones qui leur adressent la parole en français, eh bien ils sont la plus belle démonstration du syndrome de Stockholm dont sont affectés les victimes du colonialisme étranger. Comme ici où nous n'avons même pas notre propre constitution et où nous vivotons dans des institutions qui nous ont été imposées. De force.