Les invasions mortelles

Québec - pluralité et intégration



Le pessimisme manifesté par Jacques Godbout n'est pas québécois. Une montée conservatrice s'observe en Occident devant le vide du libéralisme économique qui a envahi toutes les sphères de nos sociétés.
Devant le camp conservateur complètement dépassé par les événements, qui se distingue également du camp péquiste-boisclairien (libéral avec du lys) qui s'en est remis à une indépendance de façade pour tout projet collectif, il existe aujourd'hui une autre façon d'aborder ce siècle qui s'est amorcé en 2001, entre les manifestations de Seattle (1999) et les attentats de New York (2001); il s'agit de ce que nous nommerons ici un altermondialisme radical, naissant du mariage entre les héritiers d'une tradition marxiste et anarchiste enfin libérée de l'orthodoxie et de la profusion d'institutions et les représentants de ladite société civile qui ont décidé de réinvestir le champ du politique et de l'économie.
Leur critique de fond du système socioéconomique actuel et leur propension à lutter inlassablement pour la construction d'un «autre monde possible» les opposent en tout premier lieu aux vétérans de la Révolution tranquille, déprimés par un monde qu'ils disent simpliste, superficiel et dépourvu d'objectifs parce qu'ils ne s'y retrouvent plus.
L'enthousiasme suscité par Les Invasions barbares en Occident et dans les centres occidentalisés du monde entier est de même nature que la montée conservatrice (repensons à la réception faite à un Gérard Depardieu venu lire les Confessions de saint Augustin à la basilique Notre-Dame) qui cherche désespérément un refuge dans le terroir devant le vaste monde... qui rapetisse. On se rappellera la désillusion un peu snob des personnages principaux du film de Denys Arcand qui se remémorent une à une leurs anciennes étiquettes révolutionnaires.
Séniles, fatigués, morts

Grisé par la défaite, la génération des ex-«ismes» ne croit plus en rien. Il ne lui reste plus que la mort, et cette perspective ne la réjouit pas plus que tout ce qui vit aujourd'hui. Grisée par la défaite, cette génération qui n'en est pas une -- disons plutôt une génération d'intellectuels devenus théoriquement séniles -- est à un point tel dopée par le fracas qui est le leur qu'ils sont nombreux à conclure que rien ni personne ne pourra connaître un autre sort si on devait se remettre à questionner l'état des choses, l'état du monde et celui du p'tit monde.
Cette génération fatiguée, incapable de s'imaginer hors de son confort douillet, un confort tant matériel que philosophique, n'en demeure pas moins troublée par la précarité du statut qu'elle a chipé au coeur d'un système qu'elle combattait jadis. Cette précarité matérielle et humaine écrasante, cette complicité dédaigneuse aura été en bout de course un très mauvais parti.
Ces ex-jeunes petits futés, prompts à retourner leur veste en prétextant le sérieux de la mise à présent, voient bien comment ils sont à leur tour dévorés par la machine qu'ils ont contribué à mettre sur les rails. Ils sont devenus collabos; c'était peut-être la seule avenue rentable pour leurs vieux jours, mais ils n'auront pas le droit au sentiment du devoir accompli, au sentiment d'avoir contribué à construire l'avenue alternative plutôt qu'à témoigner de la dévastation.
L'erreur n'est pas ce choix qu'ils ont fait; l'erreur fatale, la vraie, celle qui sera tacite sur leur pierre tombale est celle qu'ils persistent à commettre aujourd'hui et qui se communique par la pratique de l'inceste intellectuel : celle qui laisse en héritage ce cynisme, ce désabusement, ces vérités toutes faites et cette plaisance bien bourgeoise qui n'a plus rien à voir avec le légitime désir de profiter de la vie.
Nous aider
Ils pourraient nous aider. Ces représentants de la génération de l'atomisation pourraient aider. Mais ils n'ont rien trouvé de mieux jusqu'à maintenant que de faire des disciples, d'attirer vers eux dans la machine bien froide ceux qui leur montreront définitivement la sortie. Ce n'est qu'un cadeau momentané qu'ils se font en invitant cette petite jeunesse, hypocrite ou pas, à leur faire des sourires sans ride pendant qu'ils maintiennent toujours un certain pouvoir.
L'hypocrisie des libéraux en herbe (rouges ou bleus), inculquée par les hérauts de la révolution (résignation) individualiste, n'était pas un cadeau. En effet, les «ismes» accordaient tous une place plus ou moins grande, et parfois exclusive, à la liberté. Or l'hypocrisie paresseuse et le néo-mercenariat naissant chez les petits qui n'auront été que de bons étudiants est sans aucun doute le pire des legs parce qu'il trahit l'égocentrisme formidable de ceux qui s'enlisent et tirent avec eux dans les sables mouvants du néant les petits qui ont eu le malheur de croire à ce qu'ils chuchotent. «Après nous, le déluge. Vous n'y pouvez rien.» There is no alternative.
Bien sûr, ce que je nomme «génération d'intellectuels séniles» est davantage un ordre civilisationnel global avec son lot d'apprentis plutôt qu'une génération qu'on cernerait à partir de catégories d'âge. Cet ordre s'est quand même mis un beau petit magot de côté en troquant l'espérance. Il a acquis un grand retentissement en rejoignant les puissants qui jubilaient de leurs victoires.
Ceux-là sont bien plus pragmatiques que rancuniers, ils n'ont pas hésité à faire une place aux rebelles mignons désormais repentis, qui se sont d'ailleurs fait eux-mêmes relativement puissants. En rejoignant la table des convives et des gros mangeurs, ils ont acquis de la respectabilité, à leurs propres yeux d'abord et avant tout.
Quant au retentissement déjà cité, il leur a permis d'éclipser les incorruptibles qui se sont bien vite retrouvés dans une traversée du désert. Ils ont survécu. Ceux-là n'ont pas cessé d'être vertueux, ils n'ont pas cessé de croire que la vertu était possible, que le brouillage qui accompagnait les grands recyclages et le déversement massif d'aseptisant était tout simplement inacceptable. Ils ont dû analyser leurs erreurs, reconnaître les faux pas et délaisser les totalitarismes. Mais ils n'ont pas perdu l'espoir d'un progrès social qui n'ait rien à voir avec le développement vulgaire capitaliste ou le processus d'autodestruction nihiliste.
On leur doit beaucoup dans la construction d'un altermondialisme radical. Ils sont prêts à y travailler et ils savent que c'est la seule avenue viable. Comme ceux qui les ont abandonnés, ils ont délaissé la pensée magique religieuse. Mais ils n'ont pas perdu confiance dans le bon monde, dans les bonnes gens, et c'est là qu'ils se démarquent des penseurs séniles.
La génération mortifiée a rompu avec l'Église puis s'est lassée des gens. Il ne lui est rien resté. Elle est devenue nihiliste avec virulence ou en cachette. Certains sont à présent tentés par un retour à la foi chrétienne. On assisterait alors à la confirmation que ces gens n'ont aucune, mais vraiment aucune estime ni aucun respect pour tous ceux, jeunes et vieux, pour qui la vie sur Terre importe encore.
Vers la solidarité
Lorsque des étudiants viennent dire à Rémi, dans Les Invasions barbares, qu'ils lui souhaitent un bon rétablissement, c'est pour ensuite recevoir du fils de ce dernier quelques billets verts en échange de leur collaboration. Un des trois étudiants, une jeune fille, refuse de prendre l'argent. Que représente-t-elle ? Peu avant, elle a lancé un «lâchez pas» à son prof. Elle a semblé le faire avec une certaine naïveté puisque Rémi descend une pente inexorable qui l'emmène vers une mort rapide.
Que viennent-ils faire dans ce film, cette fille, son espoir candide et ses principes qui lui interdisent de prendre l'argent ? Représente-t-elle la part des jeunes qui n'ont pas encore compris qu'il n'y a rien à faire ? De petits êtres sans doute gentils mais inoffensifs et incultes malgré eux ? Le film nous invite-t-il à prendre ces jeunes en pitié, eux qui organisent des «forums sociaux mondiaux» partout sur Terre, qui sont végétariens, qui rejettent les OGM, qui se disent volontiers anarchistes, qui fustigent le néolibéralisme et qui se disent en faveur d'une «économie solidaire»... mais qui n'ont pas compris que l'histoire est finie ? Est-ce là le message de l'oeuvre d'Arcand ? Ou ce réalisateur laisse-t-il avec ce personnage une porte de sortie dans son film apocalyptique ?
Cette jeune fille qui croit toujours à un monde meilleur (et à la vie !) ne reconnaîtrait-elle pas la possibilité d'un espoir bien inscrit dans le monde tangible, dans le réel, dans le quotidien humain tel qu'il se vit sur le plancher des vaches ? La possibilité d'une évolution vers le meilleur si on accepte que le meilleur n'est pas l'équivalent du pire ? La possibilité de solidariser les peuples à travers une autre dynamique qu'une économie sauvage et professant l'individualisme exacerbé ?
Est-il possible de changer de cap avant de frapper l'iceberg ? Est-il louable de croire dans les facultés humaines, dans le changement et, qui sait, dans la révolution ?
Je ne crois pas qu'Arcand, si on le lui demandait, nous imposerait une réponse. C'est à ceux qui reçoivent l'oeuvre de l'interpréter. Mais il y a un choix à faire. Les conservateurs, les néolibéraux et les nihilistes y sont admissibles eux aussi. L'altermondialisme radical rompt avec la mondialisation néolibérale en faillite et refuse tout autant le dangereux réflexe passéiste. Il respecte toutes les religions plutôt que de militer pour l'athéisme, et il invite aussi les jeunes Québécois à ne pas s'en tenir à une stricte revendication nationaliste, aussi gentille soit-elle.
Un de mes professeurs au cégep disait qu'après un siècle de lutte pour la liberté (le XIXe) et un siècle de lutte pour l'égalité (le XXe), le prochain siècle verra les vrais démocrates lutter pour la solidarité.
Guillaume Hébert
_ Citoyen de Montréal-Nord actuellement à São Paulo, au Brésil


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