C’est une chose qui me frappait quand j’étais jeune : en littérature, cinéma, les Wallons n’avaient rien - ou peu. Un critique de la RTBF avait même dit que le cinéma français était notre (seul) cinéma national.
Or, au printemps 1981, j’ai eu la chance d’assister à l’avant-première du film de Jean-Jacques Andrien Le grand paysage d’Alexis Droeven. J’ai écrit tout de suite dans Le Monde qu’il s’agissait du « premier grand film d’un cinéma wallon ». « D’un » et non pas « du », dans la mesure où ce cinéma n’existait pas. Il a eu d’autres réussites. On s’est rendu compte que la Wallonie avait été une terre de cinéma avec le film de Storck et Ivens Misère au Borinage en 1932 ou le film de Paul Meyer un quart de siècle plus tard (en 1959 également au Borinage), Déjà s’envole la fleur maigre. L’autre soir à la maison, nous avons eu une discussion passionnée avec mon filleul, lui-même jeune cinéaste, mon fils et François André qui me semble souvent avoir vu tous les films du monde entier qui travaille avec moi à TOUDI. Il suit les frères Dardenne (Luc et Jean-Pierre), qui collectionnent les plus hautes récompenses à Cannes depuis 1999 avec Rosetta (Palmes d’or), en passant par Le Fils (en 2002 : prix de la meilleure interprétation masculine), L’enfant (en 2005 à nouveau Palmes d’or), et enfin Le silence de Lorna (en 2008, prix du meilleur scénario à Cannes). François André, agnostique, m’a dit plusieurs fois que les Dardenne étaient des « chrétiens », participaient de cet imaginaire.
Un être humain qui pense
On a réédité il y a quelques mois l’ouvrage de Luc Dardenne, Au dos de nos images, dans la collection Points avec notamment le scénario des trois derniers films. Luc a étudié la philosophie à l’UCL. Parlons du livre. C'est une série de remarques sur les scénarios en cours, de notes de lectures littéraires bibliques et philosophiques, de réflexions écrites au jour le jour.
C’est vraiment très frappant d’un point de vue strictement philosophique. Luc Dardenne lit Levinas, la Bible, Girard, Dostoïevski, Kierkegaard, Proust, Bloch… Je dirais que c’est un chrétien incroyant (comme, quoique moi-même croyant, je le suis à mes heures de doutes, soit tout le temps puisque foi et doute sont liés). On peut voir le christianisme comme une anthropologie, dégagée de ses implications religieuses et métaphysiques. D'autres l’ont vu, implicitement ou explicitement (Hegel, Marx, Gauchet, Bloch, Dostoïevski, Proust...). Le christianisme ou, plus exactement, le judéo-christianisme a profondément marqué notre vision des choses, à tous égards. Prenons par exemple une notion comme le pardon. Jean-Marc Ferry (qui est comme le dirait Habermas, un « traducteur » des traditions religieuses en langage profane), lui-même agnostique, a rationalisé l'intuition chrétienne du pardon à travers l’identité reconstructive dont il dit qu’elle est l’identité de notre temps.
Une vision, un Savoir
Ce ne sont pas seulement les valeurs morales qui entrent en jeu ici, mais un savoir de la Vie et de l’Être. Les Dardenne à travers leur film de 2002, Le Fils (plus que dans les autres), ont, à mon sens été très loin dans cette même voie « profane ». Je viens de mettre profane entre guillemets, après avoir eu la tentation de faire de même avec le mot « chrétien». Un journal américain (Arts and Faith, référence en bout d'article), fait figurer Le Fils à la deuxième place des 100 « most spiritually significant films » dans le monde, juste derrière Ordet, un film danois de 1955. Dans Le Fils, il n’y a ni prêtres, ni paroles religieuses, ni symboles chrétiens ni d'aucune religion. Pourtant, pour Luc Dardenne lui-même, il s’agit bien du pardon ou encore d’une sorte de remake de l’histoire d’Abraham et Isaac dans la banlieue de Liège. Les deux frères ont travaillé énormément ce film, à la fois conceptuellement et dans le travail très concret, physique (et lourd), du tournage. Car le pardon, démarche mystérieuse, se représente et se comprend difficilement. Pardonner peut donner le sentiment que nous sommes Dieu le Père. On est proche de la violence et du mépris.
Des films haletants et simples
Ou du Salut. Les Dardenne ont la réputation de faire des films intellectuels et ennuyeux. Bien injustement : ce sont des films haletants pour ceux qui veulent voir la Vie en profondeur. Leur cinéma est enraciné chez nous même s'ils veulent échapper aux codes politiques (comme aux codes philosophiques et religieux). J’ai revu Le Fils hier. C'est si génialement simple qu'on en est écrasé. Il y a peu de films aussi forts. Je suis bouleversé par ce cinéma de Wallonie
un des plus forts - sinon même le plus fort – en notre époque.
Le film "chrétien" (?), le plus fort de ce temps
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
Cliquer ici pour plus d'information
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
2 commentaires
José Fontaine Répondre
10 août 2009Je suis peut-être plus embarrassé, chère Andrée Ferretti, de répondre à la question de la culture wallonne qu'à celle du christianisme des Dardenne. Les Dardenne (je cite à nouveau leur livre), sont comme la revue TOUDI en opposition à ce que l'on a nommé en Belgique la belgitude et dont ils parlent comme ceci «De nouveau des producteurs, des journalistes, des auteurs belges entonnent le couplet: le cinéma belge, c'est l'imaginaire. Par imaginaire, ils entendent pas la réalité. Pourquoi ce pays refuse-t-il de se regarder? De quoi a-t-il peur? Pourquoi ce mépris pour la vie sociale, l'histoire? Pourquoi fuir dans ce qu'ils nomment l'imaginaire?» (remarque du 27/11/94 dans le livre de Luc Dardenne, p. 47).
On est encore je pense assez d'accord quand ils veulent échapper à une imagerie wallonne dans laquelle on a effectivement tenté de les enfermer (p. 55) (nous aussi). Ils ont cependant ressenti le Manifeste pour la culture wallonne comme un texte idéologique qui devait servir de doctrine officielle aux dirigeants politiques et économiques wallons. Je me permets de renvoyer à leur texte (même ancien), car je ne trahirai pas ainsi leur pensée d'alors, sans doute une méprise, mais parfaitement compréhensible étant donné les équivoques du Manifeste. Dans un récent Livre Blanc pour la Wallonie, un de nos amis a développé toute une réflexion sur le sujet avec une maturité dont nous n'étions pas capables en 1983 sans doute. Et c'est convaincant. Le Québec a aussi cette maturité depuis plus longtemps que nous.
Pour ce qui est du christianisme, si j'y ai insisté, c'est en raison du fait que c'est pour moi une découverte absolue (car je n'avais pas encore lu le livre de Luc Dardenne et les comptes rendus ne m'en avaient pas donné l'idée que je m'en fais après ma lecture toute récente). Il est quand même rare qu'un cinéaste aujourd'hui - qui ne se revendique certainement pas de l'identité de cinéaste chrétien (au moins au sens où Mauriac refusait aussi cette qualification de «romancier catholique», or, lui, pourtant, se voulait catholique) - passe des heures sur un verset de Saint Jean où il est question du Diable qui est le père du mensonge. Et ce n'est qu'un exemple parmi des dizaines de l'inspiration de Luc Dardenne (qui cite aussi Deleuze, invitant à repousser la transcendance, ce qui montre bien que leur démarche n'est pas simple à définir). La solution, pour sortir de l'embarras, ce serait de pouvoir être à même de dire que la dimension wallonne ne se lie pas au cinéma des Dardenne comme une rajoute politiquement téléphonée. Elle est là. Comme leur «christianisme». Et au sujet du mien, j'hésite à dire pourquoi, dans mon expérience, il n'y a pas une «exigence de conformité à une supposée loi divine». Pour m'en sortir sans trop d'erreurs, je citerais Ricoeur disant que certaines rencontres opèrent un engendrement spirituel au coeur du vouloir. Et il donne comme exemple l'amitié, ce "social" où, selon ses termes, «il n'y a plus de société ni de loi, mais un appel libérateur, et où le vouloir n'est plus motivé, conseillé mais créé...».
Je me permets de le dire parce que pardonner en se proposant de le faire par conformité à une loi, quelle qu'elle soit, cela me paraît impossible.
Il y faut une liberté totale et vous êtes certainement une figure de liberté au Québec, chère Andrée. Notamment quand vous jugez d'artistes comme Denys Arcand [qui a eu aussi (un peu comme les Dardenne), une période de documentaires critiques puis une période de films de fiction...]. D'une manière générale aussi, comme je l'ai souvent dit, le Québec nous a apporté énormément de choses. Il n'y a pas de raison que cela s'arrête, je pense, et peut-être un jour pourrons-nous vous le rendre... Je ne sais pas comment vous remercier d'être ce que vous êtes en toute votre personne et toutes vos convictions de femme.
Archives de Vigile Répondre
9 août 2009Cher, très cher José Fontaine,
Je me le permets, même si, parce que nous sommes amis, j'éprouve un profond malaise à vous exprimer publiquement ma vive admiration et mon égale reconnaissance pour cet article d'une haute tenue intellectuelle et donc émotive, puisque intelligence et émotion sont les caractères fondamentaux et indissociables de l'esprit humain véritablement créateur. D'où l'universalité des chefs-d'oeuvres de l'art et de la littérature.
En ce sens, vous avez raison de mettre le mot chrétien entre parenthèses pour qualifier l'humanité de ce chef-oeuvre de l'art cinématographique des frères Dardennes "Le fils".
En effet, même si la culture chrétienne, notamment sa conception de la rédemption, l'imprègne de part en part, elle ne recouvre pas entièrement, loin de là, le but et le sens du comportement d'Olivier envers Francis, pas plus qu'elle n'explique le vague, ou plutôt, l'inconscient sentiment de culpabilité de ce dernier.
À moins de concevoir, et je vous concède que c'est justifiable, de considérer qu'en Occident, particulièrement en Europe, le christianisme est LA culture, et que l'athéisme n'est qu'une de ses figures. Avec la conséquence que le pardon est pour l'athée une valeur essentielle de sa conception du monde, à l'égal du chrétien.
À la différence ÉNORMRE que pour l'athée le respect de cette valeur trouve sa source et sa fin dans sa seule conscience et non dans une exigence de conformité à une supposée loi divine.
Je ne connais évidemment pas personnellement les Dardennes, mais je pense que le génie de ces cinéastes est humain, rien qu'humain.
Cela dit, cher José Fontaine, parlez-nous plus souvent de l'art wallon, c'est très
instructif sur ce que sont les Wallons.
Merci,
Andrée Ferretti.