L'Etat-nation institué a faim de guerre

Chronique de José Fontaine

Le président de la République allemande, le petit-fils de la reine d’Angleterre, le président de la République française, le président de la Commission européenne, le roi des Belges, notamment, étaient à Liège hier le 4 août. C’était le lieu et la date du début de la Première Guerre mondiale. Le 4 août au matin quatre demi-brigades de l’armée impériale allemande (40 000 hommes) pénétraient sur le territoire belge et à la surprise de l’Europe étaient stoppées par l’armée belge voire refoulées en-deçà de leurs points de départ au point que l’État-major impérial massa devant Liège une armée de siège de 100 000 hommes et un groupe d’artillerie. Alors que le plan d’invasion supposait une traversée rapide de la Belgique par la Wallonie principalement, en vue, par un mouvement tournant de prendre Paris puis les troupes françaises sur la frontière franco-allemande à revers, le dernier fort de Liège ne succombait que deux semaines plus tard, le 16 août, au point que certains considèrent cette résistance comme décisive sur l’issue de la guerre, mais ce point est nié ou discuté par beaucoup d’historiens, y compris belges. En tout état de cause, la manœuvre allemande échoue et les Français remportent début septembre l’éclatante victoire de la Marne qui les sauve d’une défaite sans doute aussi grave que celle de juin 1940.

Équivoque des discours prononcés à Liège

Au mémorial interallié de Cointe (quartier de Liège), le roi des Belges, Philippe I, a prononcé un discours qui marque l’équivoque de telles célébrations. Ainsi il a cité quelques mots de son arrière-grand-père [[Une monarchie comme en Belgique est aussi, par définition, une famille, ce qui peut servir de pratique aide-mémoire, mais, en même temps fausse cette mémoire, une famille restant normalement solidaire de ses ascendants. Vu la raison d’État qui la fait exister, cela fausse la mémoire générale : on passe encore sous silence les crimes contre l’humanité de Léopold II en Afrique, même chez les historiens, Albert I est toujours aussi «héroïsé», du moins dans les médias, comme s’il était le seul à avoir pris la décision de résister à l’Allemagne.]] Albert I, alors roi de Belges depuis 1909 quelque temps avant l’invasion : « Si nos espoirs sont déçus, s’il nous faut résister à l’invasion de notre sol et défendre nos foyers, ce devoir aussi dur soit-il, nous trouvera armés et décidés aux plus grands sacrifices. » Il était entouré de part et d’autres de détachements militaires, le fusil à l’épaule et a célébré … la paix revenue.

Dans son éditorial de La Libre Belgique de ce 5 août, Francis van de Woestijne, redouble cette équivoque sans peut-être en être tout à fait conscient. Il insiste sur le fait que les chefs des États-nations institués présents à Liège, se sont juré de ne plus jamais se faire la guerre. Et, par ailleurs, le même éditorialiste souligne le fait que dans l’Europe actuelle, « les mêmes dangers ressurgissent » dont…le nationalisme. De quel nationalisme parle-t-il ? Sans doute pas du nationalisme ordinaire du roi Philippe qui, lui, est intégré dans la bien-pensance générale, mais qui est de fait le nationalisme belge, certes peut-être pas belliqueux, mais qui n’en est pas moins un nationalisme qui a pu être meurtrier. Par contre, le nationalisme négatif auquel il songe, c’est le nationalisme flamand qui pose question à la nation belge, le nationalisme wallon moins évident, posant tout autant question à l’unité du pays.

Le besoin des guerres et de leurs souvenirs

L’État-nation institué, on voit bien qu’il a besoin des guerres et des souvenirs de la guerre dans la mesure où, par exemple, en ces occasions — en ces occasions ! — l’unité de la Belgique apparaît absolument sans failles. On sait pourtant qu’au Canada le déclenchement de la Première Guerre mondiale a suscité le réveil du nationalisme canadien français avec des Québécois peu soucieux d’offrir leur sang pour la gloire de l’Empire britannique. Et en Belgique des soldats flamands commandés par des officiers ne parlant que le français dans une armée dont la seule langue officielle était le français (le roi Albert n’y voulait rien changer [Voir Marc Dumoulin, Nouvelle Histoire de Belgique, Volume 2 : 1905-1950 Complexe, Bruxelles, 2006, p. 121.]]). Le paradoxe étant que, dans cette Belgique compliquée de 1914 — mais cette complexité peut être éclairée —, le Parti catholique majoritaire de façon écrasante en Flandre, la partie la plus peuplée du pays, imposait à la majorité laïque, libérale et socialiste en Wallonie, depuis trente ans, des gouvernements conservateurs et cléricaux où les Wallons n’étaient souvent représentés que par un [seul ministre (catholique lui aussi) sur sept ou huit. Ceci à un tel point qu’en août 1912, le socialiste wallon Jules Destrée adressa une longue Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre dont une phrase a marqué les esprits : « Sire, il n’y a pas de Belges ! »

Tout cela, évidemment, sera complètement occulté des cérémonies de commémorations que nous allons subir dans les mois et les années qui viennent. Ou peu souligné. Sauf par les historiens qui ont par exemple montré que la mémoire de 1914-1918 est avant tout wallonne et non belge (point n’est besoin de lire tout le texte, la lecture du tableau des noms cités des ouvrage commémoratifs du centenaire de la Belgique en 1930 suffit)).

Étranges contradictions

La position de Francis Van de Woestijne est d’autant plus étrange qu’une semaine avant, dans la même Libre Belgique du 31 juillet dernier, il écrivait qu’il fallait un Wallon au poste de premier ministre belge, le candidat flamand au poste de premier ministre fédéral, Kris Peeters, ancien premier ministre de l’État-région Flandre (qui a dû céder ce poste au parti nationaliste flamand), étant selon lui « sans envergure nationale, sans conscience fédérale affirmée ». D’une manière générale pensait-il, les Flamands sont moins motivés par le poste de premier ministre (mais dans ce cas que vaut encore la Belgique?).

Ils l’étaient (ceci, c’est moi qui l’ajoute), du temps où l’État unitaire dominait la Belgique appuyé sur la majorité démographique flamande. Mais aujourd’hui, le budget de l’État flamand est d’ores et déjà supérieur au budget de l’État fédéral [[Ceci ne veut pas nécessairement dire que l’Etat fédéral ne garde pas une sorte de prépondérance politique, du fait qu’il exerce quasi intégralement les principales fonctions régaliennes comme la Justice, l’Intérieur, la Défense nationale et — mais déjà ici avec des nuances—la Diplomatie. Avec des nuances dans ce cas en effet, car les compétences des États fédérés se prolongent sur la scène internationale. Mais c’est indicatif d’une tendance lourde.]]

Un gouvernement fédéral belge dominé par la Flandre et la droite

Le gouvernement fédéral qui se met en place sera soutenu par les nationalistes flamands, les démocrates-chrétiens flamands, les libéraux flamands soit 65 députés flamands sur 83 au Parlement fédéral belge et par 20 libéraux wallons sur 67 députés wallons ou bruxellois francophones dans le Parlement belge. C’est-à-dire un défi pour les libéraux. Même si la Constitution belge prescrit que le gouvernement fédéral doit être composé paritairement de Flamands et de Wallons ou Bruxellois francophones, les libéraux wallons qui auront autant de ministres que les libéraux flamands, seront de fait fragilisés, aucune loi protégeant les minorités n’atteignant ce résultat à coup sûr. On appelle d’ailleurs cette coalition où les libéraux wallons seront seuls face à trois partenaires flamands la « coalition kamikaze ».

De plus, ce gouvernement sera très à droite, reflétant ainsi la composition elle-même très à droite de l’électorat flamand. Alors que la Wallonie est, elle, très à gauche (les partis mais aussi les forces syndicales, celles-ci au premier chef plus que les partis eux-mêmes, la FGTB wallonne étant d’ailleurs également plus autonomiste).

Les gouvernements des États fédérés sont aussi à l'image du contraste Flandre/Wallonie avec des gouvernements eux aussi très à droite en Flandre mais de centre-gauche à Bruxelles et en Wallonie.

Même si aucune comparaison entre deux époques n’est jamais valable en histoire (sans nuances), même si l’histoire est toujours l’histoire de ce qui change, on se retrouve d’une certaine manière dans la Belgique de 1912 qui avait fait dire à Jules Destrée qu’il n’y avait pas de Belges mais des Wallons et des Flamands. La mise en place d’un gouvernement fédéral belge dominé par la droite flamande, exactement comme ce fut le cas de 1884 à 1914, peut réactualiser ce propos. D’autant plus que, contrairement à l’époque où la Lettre au roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre est parue, les entités fédérées belges ont vu croître de 0 à 70% leurs compétences par rapport aux anciennes compétences étatiques, en un peu plus de trente années (1980-2014).

Hier à Liège, François Hollande très impopulaire chez lui a pu prendre en Wallonie le bain de foule qu’il hésiterait à prendre en France, ici auprès de Liégeois éternels francophiles qui criaient « Vive la France ! » On ne verrait pas cela non plus en Flandre [[Encore que lorsque les armées françaises reprirent la ville flamande de Bruges à l'automne 1918, peu avant la fin de la Première Guerre mondiale, de concert avec les troupes belges, les cris « Vive la France ! » dominèrent dans les acclamations : voir Luc Schepens, Léopold III et le gouvernement Broqueville, Duculot, Gembloux, 1983.]].

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    9 août 2014

    Il n'y a rien qui fait mieux l'affaire des élites nanties que de détourner l'attention des inégalités socio-économiques à l'intérieur d'un pays donné vers des conflits extérieurs.
    C'était le cas au 20e siècle et c'est encore le cas au 21e siècle alors que les conflits extérieurs semblent s'enchaîner sans qu'on puisse en envisager la fin.
    Et il faut s'attendre à toujours davantage de conflits puisque l'écart entre la minorité de nantis et les autres ne cesse de s'accroître depuis le début du 21e siècle.
    Dans ces conditions, les élites préfèrent détourner l'attention vers des conflits extérieurs plutôt que de régler les problèmes intérieurs d'appauvrissement des populations dont ils ont la garde.
    Bref, ça fait-y dur assez à votre goût?

  • José Fontaine Répondre

    5 août 2014

    Les libéraux wallons autant autant de ministres que l'ensemble des partis flamands constituant le gouvernement fédéral (et non pas seulement que les libéraux flamands). La parité concerne l'ensemble des ministres, l'erreur que j'ai commise est tellement grosse que je me réponds à moi-même.