Le refus suicidaire des identités

Chronique de José Fontaine

Dans les combats nationalistes comme celui du Québec, il est important de se rendre compte que derrière les adversaires de l'indépendance nationale, il existe des théories fortes, répandues dans les milieux intellectuels mais aussi à la faveur d'un néolibéralisme et d'un individualisme dogmatique, susceptibles d'influencer le grand public. Prenons par exemple Ernst Gellner : l'influence de son livre Nations et Nationalismes, Payot, Paris, 1983, demeure comme on le voit dans le Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, Paris, 2013 publié sous la direction de Pierre-André Taguieff. C'est un remarquable ouvrage. Mais on peut regretter que par exemple à l'article Identités collectives, on parle trop du danger de les figer, —ce qui divise les hommes les uns contre les autres—, sans voir que les nier aboutit au même résultat. Je propose ici un assez long cheminement d'ordre philosophique, mais justement pour combattre ces idées apparemment généreuses et humaines que tout peuple qui veut se séparer pour exister rencontre sur son chemin. Au hasard de mon cheminement ici même, on va d'ailleurs trouver le Québec.
L'idée de nation selon Gellner
Pour Gellner, l'identité de la nation (de la culture en un sens très proche de l' «ethnicité») et de l'Etat permet d'éclairer la fonction du nationalisme: l'adoption d'une même culture (d'un même langage au sens le plus large) dans un Etat permet le développement économique typique des sociétés modernes. C'est ce qui fonderait le nationalisme.
Or cette façon qu'a Gellner de voir la nation, bien que séduisante, comporte de graves lacunes démocratiques. Elle pèse directement ou indirectement sur la façon dont on parle des identités : la nation n'a plus alors de sens que racial à la limite. Paul Bras [[cité dans Marco Martiniello, L'ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, PUF, Paris, 1995 (coll. "Que sais-je?"), p. 94.]] écrit : « l'ethnicité et le nationalisme ont en commun d'être le produit de manipulations d'élites qui créent la matière culturelle du groupe qu'ils entendent représenter et dans lequel ils s'efforcent d'accroître leur pouvoir.» Mais voyons ce que cela peut donner dans une hypothèse vraiment très claire que fait Gellner et où il finit (c'était en un sens immanquable), par citer le Québec.
Les «Ruritaniens» et les «Mégalomaniens» : une histoire très parlante
L'illusion nationaliste procèderait donc de la référence à des symboles exprimant l'authenticité d'une culture (alors que, selon Gellner, seul compte le développement économique). Gellner propose les cas imaginaires suivants, représentatifs,,emblématiques ou idéal-typiques, pour s'expliquer. Je ne vais pas faire au lecteur québécois l'injure de décoder ce que pourrait être dans leur situation concrète cette «Ruritanie» et cette «Mégalomanie».
Les «Ruritaniens», restés au stade de la paysannerie, habitent les marches de la «Mégalomanie». Ils parlent entre eux des dialectes permettant les échanges exigés par leur économie rurale [[E.Gellner, op. cit. p. 90.]]. Avec le développement de la «Mégalomanie», de nombreux «Ruritaniens» vont y vivre, comme émigrés, dans des circonstances douloureuses, notamment en raison de l'accent avec lequel ils prononcent le «mégalomanien» qui les situe comme inférieurs socialement. Mais leurs enfants s'intègrent. D'autant plus qu'il n'y a aucune différence physique entre «Ruritaniens» et «Mégalomaniens».
Cependant, poursuit Gellner, certains «Ruritaniens», considérant l'état déplorable dans lequel stagne la culture «ruritanienne» ainsi que l'économie du pays natal, se révoltent et obtiennent l'indépendance. Dans ce nouvel Etat indépendant, les «Ruritaniens» cultivés raflent les hauts postes que leurs anciens compatriotes «mégalomanisés» en «Mégalomanie» manquent. Gellner laisse entendre que la seule fonction du nationalisme «ruritanien» n'a servi qu'à développer la «Ruritanie» et à y émanciper ses habitants qui auraient pu tout aussi bien s'émanciper en «mégalomanien» par une simple lutte sociale sans dimension nationale. [[Ibidem, p. 95.]]
Les caractéristiques ethniques, quand elles ne sont liées qu'à la culture ne posent donc pas de problèmes selon Gellner, car il est possible de changer d'identité culturelle en quelques années ou une génération. Il est plus difficile de le faire quand une identité, liée à la culture, l'est également à une caractéristique physique (exemple: les Noirs américains, même s'il donne plutôt l'exemple des Ibos du Biafra), ce que Gellner appelle «un inhibiteur d'entropie culturelle [[ Ici le mot «entropie» se rapproche de l'idée de désirgaisation de déliquescence.]] », toute identité culturelle étant, selon lui, appelée à disparaître.
Quant aux «Ruritaniens», au cas où l'émancipation sociale (et non nationale) réussit, leurs populations «peuvent se déplacer, sans heurts et sans frictions, dans l'ensemble de l'Etat, selon le modèle de l'entropie(puisque physiquement, ils ne diffèrent pas des «Mégalomaniens») [[Ibidem, p. 106. ]]. »  
Le Québec «pourrait illustrer cette situation» ajoute Gellner, car, dans ce cas, la caractéristique ethnique n'est pas physique. Au fond pourquoi les Québécois n'ont-ils pas décidé depuis longtemps de parler l'anglais comme «tout le monde»?
Le gênant idéal-type de Gellner
Le cas des Ruritaniens est-il celui des Québécois? Le français des Québécois ne relève pourtant pas d'une culture restée au stade rural. C'est aussi une haute culture propre à fonctionner à un niveau de développement économique et industriel avancé. La disparition du français chez les Québécois qui font souche au Canada anglais ne posent évidemment aucun problème pratique ou éthique. Mais la disparition du Québec en tant que tel? Evidemment, quand on ne relève pas d'une communauté soumise comme les «Ruritaniens» et autres francophones, à l' «entropie culturelle» (les Anglo-saxons y sont soumis en droit, encore que, en fait, cela ne veuille rien dire), on ne doit guère éprouver d'état d'âme devant la disparition d'une culture qui n'est pas la sienne.
Mais si Shakespeare était un «Ruritannien»?
Ce qui est étonnant dans le modèle de Gellner, c'est qu'il ne s'applique pas aux USA. Voilà bien une nation qui s'est séparée d'une autre et pas n'importe laquelle! La nation la plus puissante du monde et, à l'intérieur du monde anglo-saxon, le modèle de son surgissement devrait s'imposer à quelqu'un comme Gellner qui appartient, par la langue de son oeuvre, à ce même monde. Or la théorie à laquelle se réfère Gellner pour fonder sa théorie de la naissance d'une nation, ne peut s'appliquer à la nation américaine!
Les Etats-Unis sont nés du refus du Parlement anglais de reconnaître la représentativité des assemblées élues des treize colonies américaines. La controverse avec l'Etat dont la nation américaine s'est séparée ne s'est pas déroulée sur le plan ethnique. Les citoyens des treize colonies révoltées déclarent à propos des Anglais: «We have appealed to their native justice and magnanimity, and we have conjured them by the ties of our common kindred to disavow these usurpations, which would inevitably interrupt our connections and correspondence. They too have been deaf to the voice of justice and consanguinity [[Carl Becker, The Declaration of Independence, éditions Seghers, Paris, 1967. Ce qui se traduit facilement : « Nous avons fait appel au sens inné de la justice et à la grandeur d'âme qui sont sensés les habiter, et nous les avons conjurés au nom des liens de parenté qui nous unissent de désavouer ces usurpations qui conduiraient inévitablement à la rupture de nos liens et de nos rapports. Eux aussi sont restés sourds à la voix de la justice et de la consanguinité. »]]. »
Il n'y a ici que la pure volonté de se gouverner soi-même. Ce qui frappe, par rapport au modèle de Gellner c'est qu'une nation en devienne une après avoir fait appel à« the voice of justice and consanguinity», «la voix de la justice et de la consanguinité» d'autres personnes de la même ... nation.
Autonomie individuelle humanité et citoyenneté
L'autonomie des nations, il s'agit là de quelque chose que, contrairement à Gellner, nous ferions remonter à l'autonomie de la personne humaine chez Kant.
Gellner refuse qu'il y ait quelque lien que ce soit entre cette autonomie kantienne individuelle et «l'autodétermination des nations si ce n'est un lien purement verbal [[ E.Gellner, op. cit., p. 185]]. » Pourtant c'est de la notion rouseauïste d'autodétermination qu'est tirée en fait l'idée d'autonomie chez Kant, du fameux principe de Rousseau «l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté». Mais chez Rousseau, «l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite» s'effectue dans le cadre d'une «République» (sous-titre du fameux Contrat social : Essai sur la forme de la République).
Certes, quand Rousseau parle de ce contrat qui fonde l'humanité, il parle en général, à partir d'un récit exemplaire. Force est cependant de constater que l'universalité du propos de Rousseau est plus grande, notamment parce qu'il n'enfermera jamais le contrat social fondateur d'humanité dans une gangue culturelle concrète ou apparemment concrète (sur le modèle «ruritanien»). Ce contrat est présenté par Rousseau comme s'étant effectué dans divers groupes humains. Rousseau comme Kant ont d'ailleurs proposé des formes d'Etat mondial, mais Kant refusait que l'Etat mondial soit unique [[Immanuel Kant, Zum Ewigen Frieden, in Geschichtsphilosophie Ethik und Politik, Meiner, Hamburg, 1964. ]]. Chez Rousseau, on ne devient homme qu'en étant citoyen.
On a beau jeu d'accuser le nationalisme
Lorsque, à la suite d'Elie Kedourie que suit également Gellner, le Que-sais-je? sur l'ethnicité définit le nationalisme comme « synonyme d'une revendication à l'autodétermination, à la création d'une communauté politique distincte et souveraine pour chaque nation, pour chaque peuple [[Marco Martiniello, op. cit. p. 91.]], » et qu'il ajoute que ce nationalisme est «le produit de manipulations d'élites qui créent la matière culturelle du groupe qu'ils entendent représenter et dans lequel ils s'efforcent d'accroître leur pouvoir [[Ibidem, p. 94.]], » on se demande, comme à propos de Gellner, si, en dévalorisant l'idée de nation, ils ne jettent pas le bébé avec l'eau du bain, c'est-à-dire la nation avec la démocratie (ou, pour reprendre les termes de Rousseau: l' «homme» avec le «citoyen»). Si le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'a vraiment comme fonction que de permettre la construction nationale en un sens purement ethnique ou identitaire, toutes les démocraties, certes imparfaites, que nous connaissons, ne sont nullement des démocraties, mais de simples hordes ethniques furieuses d'exister. Ces hordes n'existant d'ailleurs que pour les élites désireuses de les dominer.
Est-ce que vraiment la somme de savoirs, de valeurs, de mémoire, d'expérience que rassemblent des patrimoines culturels et moraux de pays comme la Hollande, l'Angleterre, l'Egypte ou le Brésil peuvent s'identifier purement et simplement au résultat de «manipulations d'élites» en quête de «matières culturelles» à dominer?
La leçon de l'histoire
A propos de l'antisémitisme, Merleau-Ponty écrivait en 1945, qu'il ne fut pas «une machine de guerre montée par quelques Machiavels et servie par l'obéissance des autres. Pas plus que le langage ou la musique, il n'a été créé par quelques uns. Il s'est conçu au creux de l'histoire. Les meneurs et les forces élémentaires, le cynisme et la bêtise, cette conception roublarde et policière de l'histoire est finalement naïve: elle prête trop de conscience aux chefs et trop peu aux masses [...] les chefs sont mystifiés par leurs propres mythes et les troupes à demi complices [...] personne ne commande absolument et personne n'obéit absolument [[Maurice Merleau-Ponty, La guerre a eu lieu in Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1966, p 252.]] ... »
Si les penseurs à la Gellner avaient raison, la démocratie ne serait, elle aussi, qu'un prétexte «machiavélique» et n'existerait nulle part. Et les Déclarations des Droits de l'homme, notamment, telles qu'elles furent rédigées par les USA en 1776, par la France en 1789, déclarations qui aboutissent finalement à celle de l'ONU, ne seraient que des prétextes à «construction ethnique», maquillées sous des grands principes (bien sûr elles le sont aussi, mais elles ne sont pas que cela).
D'une part, nul Ruritanien à la Gellner, nul membre d'une ethnie à l'anglo-saxonne ne permet d'entretenir ce lien fort avec les plus hautes valeurs incarnées dans un peuple historique et, d'autre part, vouloir seulement ces valeurs-là sans plus, c'est se condamner à la politique de la belle âme: «Nous n'avions pas tort en 1939» écrit encore Merleau-Ponty [il veut dire avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale], «de vouloir la liberté, la vérité, le bonheur, des rapports transparents entre les hommes, et nous ne renonçons pas à l'humanisme. La guerre et l'occupation nous ont seulement appris que les valeurs restent nominales, et ne valent pas même, sans une infrastructure économique et politique qui les fasse entrer dans l'existence [[ Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p.268.]]. »
D'ailleurs tout Etat unitaire ou fédéral se réserve de rédiger «chartes», «déclarations» sur les grands principes et le refuse à toute autre entité que lui, car il sait que la nation sert à cela et qu'il ne veut pas d'autre nation que la sienne (d'où l'importance de textes québécois comme celui sur la laïcité).
Dans Crises d'identité, le philosophe français Vincent Descombes [[Le Monde Diplomatique, février 2014, p.3.]] citant Aristote écrit qu'une cité «ressemble à un fleuve. Tout comme un fleuve persiste dans l'existence parce qu'il ne cesse de se renouveler ses eaux, une cité perdure parce qu'elle ne cesse de se renouveler — dans sa composition (avec la suite des générations), dans son fonctionnement interne et dans son ajustement au milieu ambiant [...] Le critère d'identité pour la «même cité», c'est-à-dire une communauté politique, réside, toujours selon Aristote, dans la transmission des lois et des moeurs. »
Ce groupe, cette cité a un bien propre qu'il lui faut conserver, ce qui suppose la capacité de se gouverner et aussi cette identité collective qui lui permet de se poser la question « Que ferons-nous? », mais ajoute-t-il, « Sans identité collective, pas de « nous », ce qui veut dire, en termes politiques, pas d'exercice démocratique de la souveraineté, puisqu'une telle forme de gouvernement suppose que chaque citoyen puisse élargir son «moi, je» en un «nous», sujet de la volonté générale. »
J'écris ces dernières lignes de Wallonie et d'Europe, non sans quelque angoisse, car on raconte déjà partout en Europe que le vote négatif positif des Suisses, dimanche dernier, à l'idée de limiter l'immigration n'aurait qu'un seul sens : le retour de la haine raciale, des nationalismes et du fameux «repli sur soi ».
Il y a sans doute de cela dans le Oui suisse (les Cantons francophones ont d'ailleurs dit Non). Oui, il y a de cela, mais, en même temps, les partisans de l'Union européenne, à toute objection contre les progrès de l'unification européenne, répondent de plus en plus —même quand c'est une objection faite au nom de la liberté et de la démocratie—, qu'il s'agit de «repli sur soi» et de «xénophobie». Ils ne voient pas qu'ils font le jeu de ceux qui vont opposer aux progrès de l'Union européenne, les seuls ressentiments identitaires et racistes, réduisant ainsi à rien les démocrates qui ne veulent pas de n'importe quelle Europe.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Alexandre Cloutier Répondre

    16 février 2014

    Excellent article appuyé sur des sources nombreuses et diversifiées.
    Tout ça me fait penser à quelque chose au sujet de Kedourie : au fond son propre argument peut facilement se retourner contre lui. Si les velléités nationalistes sont inventées par des élites pour accroitre leur pouvoir sur un groupe x, la défense du statu quo pourrait être présentée tout simplement comme une idéologie au service d'une élite déjà en place. Alors, tant qu'à être cynique, pourquoi celle-ci plutôt que celle-là?
    En ce qui concerne Gellner, c'est tout simplement misérable comme pensée. Dire qu'il s'agit d'un "sociologue". L'idée voulant que nous nous dirigeons vers une seule culture mondiale relève d'une philosophie de l'histoire au mieux datée. Les cultures sont essentielles à notre survie puisqu'elles font partie des outils adaptatifs de l'humain. Elles apparaissent et se modifient donc au gré des besoins des groupes humains. Inuits et bédouins arrivent (arrivaient?) à vivre dans des milieux hostiles précisément parce que leur culture (bien sûr leur savoir technique, mais aussi leur langue, leur conception du monde, leurs rituels religieux) était en symbiose avec celui-ci. Sa théorie est donc fondamentalement anti-évolutionniste. Amusant pour un type qui a passé la plus grande partie de sa vie en Angleterre...

  • Archives de Vigile Répondre

    11 février 2014

    En toute honnêteté je l'avoue candidement, je m'étonne un peu de penser comme ça, mais on dirait que plus le temps passe et plus le débat traine, plus je me sens devenir Suisse...