En Belgique comme au Canada

Multiculturalisme et manipulations politico-linguistiques

Chronique de José Fontaine

Toutes les sociétés ont été toujours «mélangées». Les migrations humaines à travers la Planète se faisaient hier sans doute plus lentement. Luc de Heusch interrogé sur l'origine réelle des Tutsis au Rwanda (plus grands, d'une couleur moins sombre que les Hutus, supposés venir d'Egypte), ne répondait à la question que par une autre : d'où viennent les Français, les Allemands, les Italiens? En revanche on peut faire une histoire de la France, de l'Allemagne... Mais là, il s'agit de nations qui ont toujours été au fond multi-ethniques et multiculturelles. Patrick Savidan l'écrit : «La diversité ethnoculturelle est une donnée de base de l'histoire humaine [...]Ce qui est en revanche nouveau [... c'est] l'idée d'une nécessaire prise en compte par l'Etat de cette diversité [[.P.Savidan Multiculturalisme, dans Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, Paris, 2013, p. 1184-1187.]]. » Et il cite ensuite Kymlicka disant que l'appartenance nationale doit être ouverte à tout qui, différent du groupe majoritaire, «souhaite apprendre la langue et l'histoire de la société et prendre part à ses institutions sociales et politiques. »
La revendication multiculturaliste pour figer l'Etat moderne
Ce qui se passe bien souvent dans les Etats modernes qui ont, à juste titre à mon sens, adopté le principe de Kymlicka, c'est qu'ils ont la tentation de réprimer ou condamner toute revendication autonomiste comme la négation du principe d'ouverture mis en avant par Kymlicka. Alors que, en réalité, se cache derrière ce grand principe la volonté de l'Etat de demeurer uni politiquement. Le Québec ou la Wallonie pour prendre ces deux exemples sont des sociétés multiculturelles également —ou la Flandre. Mais on va combattre leur autonomie en prétendant qu'elle va à l'encontre d'une nation ouverte.
Cela m'a désagréablement frappé en tant que Wallon à la lecture d'un article de La Libre Belgique intitulé Poststraat/rue de la poste : flamande ou wallonne?de [Valérie Rosoux->ttp://www.lalibre.be/debats/opinions/poststraatrue-de-la-poste-flamande-ou-wallonne-53038c2635704ec4c3a697d6], professeure à l'UCL. Bien entendu cet article est écrit en réaction contre le parti qui domine actuellement en Flandre, la nationaliste et indépendantiste NVA qui propose que la Flandre et la Wallonie co-gèrent la capitale belge (qui perdrait ainsi son autonomie actuelle, Bruxelles devenant de moins en moins capitale belge au fur et à mesure qu'elle devient région à part entière), et que ses habitants choisissent une nationalité wallonne ou flamande. Evidemment, personne en Wallonie ne prône cela. Mais l'argumentaire de Valérie Rosoux se présente de manière telle que les Wallons peuvent se sentir visés également par un texte finalement très agressif (hostile à la Flandre mais aussi à la Wallonie).
L'exemple de la propagande multiculturelle bruxelloise
La Flandre et la Wallonie ont adopté une seule langue officielle, le français ou le néerlandais. A Bruxelles, il y en a deux, le français et le néerlandais (alors que Bruxelles est dans les faits une ville quasi à 100% francophone). Valérie Rosoux fait le tour de son quartier, donne de multiples exemples des familles qui y habitent, venant de partout, de Flandre et de Wallonie, de toute l'Europe et souligne que ces familles apprennent le français par exemple, mais mettent leurs enfants à l'école en néerlandais, multipliant ces cas de mélanges de nationalités et de langues. Tout cela comme si Bruxelles en avait l'exclusivité fondée sur la réalité institutionnelle bien claire du régime linguistique de la —de moins en moins—capitale belge (de moins en moins car l'Etat fédéral se vide peu à peu de ses compétences).
Ce qui est plus déplaisant, c'est qu'elle écrive ensuite : «Chacun de ces villages [elle parle de quartiers bruxellois] est invité à choisir son camp, wallon ou flamand. Choix peu cornélien pour la plupart, clairement distinct de ces boîtes figées et trop étroites [[La Libre Belgique, 18 février 2014]].» Je n'en veux pas à l'auteure de refuser le choix nationaliste flamand d'obliger les Bruxellois à choisir une appartenance. Je lui en veux de considérer que l'appartenance à Bruxelles soit considérée comme bien supérieure à la Flandre et à la Wallonie, Wallonie considérée par elle à l'instar de la Flandre (ce qui est tout aussi injuste pour celle-ci), comme «une boîte figée et trop étroite».
La Wallonie est la région la plus multiculturelle du pays
Je suis quasiment né à Dinant, petite ville très provinciale. Dans la rue où j'habitais dans les années 60 et 70, trois continents au moins étaient présents. Dans l'avenue des combattants, sur la rive gauche de la Meuse vers son aval, il y avait des familles d'origine italienne, française, flamande, la nièce de notre voisine la plus proche, lui rendant visite régulièrement, était une métisse originaire du Congo. Dans l'autre direction habitaient également des Flamands, une famille des Etats-Unis (avec la maman de laquelle ma mère qui avait des notions d'anglais allait souvent parler, et notre voisin le plus proche, un professeur de néerlandais qui adressait la parole en néerlandais à ma mère pour l'inciter à sortir de sa timidité linguistique). Un peu plus loin, le fils aîné d'une famille nombreuse avait épousé une Vietnamienne et je me souviendrai toujours du jour où je suis allé manger dans son restaurant. Cela m'a frappé dans la mesure où non loin de la table où je dînais avec une collègue, la belle-mère de ce restaurateur wallon écoutait à la radio, prostrée, les nouvelles de la chute de Saïgon aux mains des Vietnamiens du Nord.

J'ai pris l'exemple d'un petit pâté de maisons dans une ville éloignée des centres industriels. Mais la Wallonie, qui a été à un moment donné la première puissance industrielle du monde en termes relatifs, a attiré chez elle le monde entier et le monde entier y est toujours présent : plus de 500.000 Flamands, autant d'Italiens. L'Etat belge a fêté le cinquantième anniversaire des accords entre la Belgique et le Maroc sur l'immigration marocaine mais il existe un accord plus ancien, avec le Royaume du Maroc alors sous protectorat français, concernant les conditions de travail des Marocains dans les mines wallonnes, qui remonte aux années trente. Les mines du pays wallon ont vu cohabiter dans la solidarité ouvrière des gens de plusieurs continents, parfois amené aussi par la guerre (prisonniers de guerre russes durant l'Occupation et allemands après la victoire sur le nazisme). Aux écoles de Mirwart et de Namur où j'ai enseigné près de 40 ans, le monde venait de partout : il eût été plus facile de compter les pays non représentés. Et j'ai déjà raconté cette histoire, lors d'un examen écrit, d'une rumeur soudaine au dehors qui fit dire à une étudiante : «Tiens! les Turcs ont gagné!» (lors d'un championnat du monde de foot).
Le monde entier est venu en Wallonie
Le livre d'un écrivain italien prolétarien qui raconte cela et a été récemment traduit en français par des chercheurs liégeois d'origine italienne, difficilement dans la mesure où l'auteur Rossetti prend des libertés avec la langue de son pays, use parfois d'un italien bâti sur le modèle des phrases françaises, ne dédaigne pas l'usage des langues régionales comme le piémontais et notre langue wallonne, du russe, de l'allemand etc. Bref un chef d'oeuvre «multiculturel» si l'on veut, certes d'une multiculturalité propre à la Wallonie où les langues qui se rencontrent ne sont pas celles qui, aux yeux de Valérie Rosoux, fonde la seule multiculturaluté signifiante, parce que «belge» (français/néerlandais).
Ne s'agit-il pas aussi chez elle de se raccrocher à Bruxelles pour se replier sur le seul endroit du pays où la théorie nationale belge — qui voudrait que nous soyons à moitié wallons et à moitié flamands, perspective étroite au demeurant— garde encore un semblant de réalisme? Je le crois. Elle oppose cela à la volonté de la NVA de vouloir imposer à Bruxelles une appartenance soit wallonne, soit flamande.
Je répète d'abord que les Wallons s'y opposent tout en étant quand même déçus de voir qu'on le refuse parce que la Wallonie serait une «boîte» à la fois «figée» et «étroite» (de même que la Flandre), alors qu'il serait plus simple de dire seulement que les habitants de Bruxelles veulent se gouverner eux-mêmes. Il n'y a rien à ajouter à cela et surtout pas des arguments visant —ô contradiction!—à montrer que les Bruxellois au fond, par là, sont supérieurs aux deux boîtes qui les entourent, s'en distinguent —tiens!— par leur «multiculturalisme».
Mais je veux dire que sa réplique au nationalisme flamand est tout autant nationaliste en ce sens qu'elle présente la société bruxelloise comme la seule ouverte par rapport aux sociétés qui ne partagent pas ses caractéristiques. La NVA veut que Bruxelles soit cogérée par la Flandre et la Wallonie. Valérie Rosoux estime que Bruxelles doit imposer son modèle culturel au pays tout entier sous peine de ne plus être que des «boîtes».
Nationalisme belge
Cette sorte de nationalisme bruxellois hérite du nationalisme belge qui, à l'instar du nationalisme canadien, se prétend le seul détenteur de la bonne appartenance multi-ethnique et ouverte, sans se rendre compte que la Wallonie ou le Québec n'ont aucune leçon d'ouverture à recevoir . Je note en terminant que dans un récent livre sur Léopold II, la même auteure écrivait : « L'analyse de la figure léopoldienne pose une question décisive : comment intégrer dans le récit national un personnage, un événement ambivalent ? Ou, pour le dire autrement, comment représenter - au niveau collectif et, de manière ultime, au niveau individuel - une défaite, une erreur, une perte[[Léopold II, entre génie et gêne, Racine, Bruxelles, 2009, p. 267.]] ? »
Le nationalisme belge ne se soucie pas seulement d'être multiculturel mais d'intégrer dans le récit national la monarchie, y compris dans ses pires crimes : certains estiment que la politique de Léopold II au Congo qu'il détint à titre personnel y a fait 10 millions de morts. Mais on veut l'intégrer...
Pourquoi? Et quel besoin aurait le discours national belge d'ajouter encore, à toutes les statues de ce criminel contre l'humanité qui peuplent nos villes, un discours qui «l'intégrerait»? A côté de ces crimes léopoldiens, la proposition de la NVA de cogérer Bruxelles avec la Wallonie n'apparaît pas bien grave, même si je le répète elle ne se justifie guère par des arguments démocratiques.
Le sociologue flamand Ludo de Witte, spécialiste de l'histoire du Congo, dont j'ai traduit la préface en néerlandais à un compte rendu très critique de l'ouvrage auquel a participé Valérie Rosoux, estime que les élites belges sont incapables de vérité sur certaines questions. Pourraient-elles aussi, dans un esprit d'ouverture, accepter que la Wallonie et la Flandre sont maintenant des nations adultes en devenir, que la Belgique unitaire et même la Belgique tout court a fait son temps et qu'il est temps d'accepter qu'il y a trois sociétés qui s'y substituent, les sociétés n'étant pas identifiables à la culture, ce que, me semble-t-il, on oublie souvent chez les partisans des Etats-nations existants qui colorent leur nationalisme d'un vernis multiculturel. [Camille Tarot écrit : «Les sociétés ne peuvent pas s’exporter sans conflits lourds, les cultures si. Si vous voulez une comparaison en effet frappante, c’est la différence qu’il y a entre exporter la culture américaine par le Net qui est un succès mondial et exporter la démocratie en Irak, dont tout le monde attend encore les résultats après combien de [morts ?»]]

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José Fontaine355 articles

  • 386 644

Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Bruno Deshaies Répondre

    26 février 2014

    26 février 2014, par Bruno Deshaies
    Par définition, l’État-Nation(s) vise à créer un empire. De ce fait, l’optique impérialiste domine cette conception de l’État et souvent se concrétise dans une union fédérale. En effet, «la volonté d’indépendance est alors présentée comme attentatoire à la définition multiculturelle de la nation». Or, c’est la nature même de l’État-Nation.
    Le multiculturalisme n’est qu’un moyen d’unifier des «nationalités», car l’optique fédéraliste croit qu’il y a organisation d’une «collectivité» nationale au profit des « communautés » nationales. On peut penser que la «collectivité» nationale est organisée selon ses propres valeurs et finalités, c’est-à-dire comme nation et les «communautés » nationales ou ethnies comme des groupements socioculturels dont les intérêts communautaires profitent à la dynamique intégrale (interne) de la société. Par ailleurs, ces communautés profitent de l’union fédérale mais elles subissent concomitamment une perte de liberté collective restreinte généralement au domaine culturel.
    Voici une définition de l’État-Nation qui pourrait clarifier les problèmes sous-jacents sous l’aspect des origines des individus «encadrés de gré ou de force dans un système juridique doté de la souveraineté politique»» ou d’une ou de plusieurs nations, au sens sociologique, «le tout soumis à l’action et aux lois d’un gouvernement souverain» (Maurice Séguin, Les Normes.)
    3.2.2 La NATION au sens ÉTATIQUE, juridique
    3.2.2.1 C’est-à-dire : l’État-Nation ou l’ensemble d’individus de même origine ou de diverses origines, encadrés de gré ou de force dans un système juridique, constitutionnel, système doté de la souveraineté politique
    3.2.2.2 Dans ce cas, l’accent est mis sur l’État, sur l’aspect politique.
    3.2.2.3 L’État-Nation est un groupe de nations ou une seule nation (sens général), le tout soumis à l’action et aux lois d’un gouvernement souverain.
    La nation indépendante «c’est la nation (au sens sociologique) qui maîtrise comme majorité un État souverain». Il ne faudrait pas trop s’en étonner, car «lorsqu’une nation parvient à obtenir un État souverain, en même temps, dans cet État, une foule de nationalités demeurent annexées » (Maurice Séguin, Les Normes). Il existe donc à cet égard divers types ou degrés d’ANNEXION politique.
    Une nation qui subit l’annexion perd des libertés collectives. Elle est privée de la souveraineté politique pleine et entière. Elle est subordonnée.
    Pour la nation annexée, sa situation est à peu près celle-ci : lorsqu’avec un plus fort ses relations lui font perdre de droit et de fait l’indépendance; elle n’est plus alors regardée comme majeure mais comme mineure et « l’assimilation est l’œuvre du temps et des circonstances… » (Maurice Séguin, Les Normes).
    Maurice SÉGUIN, Les Normes. Chapitre dixième. Nouvelle interprétation de l'histoire des deux Canadas. http://blogscienceshumaines.blogspot.ca/2010/07/les-normes-etablies-par-maurice-seguin.html

  • Archives de Vigile Répondre

    25 février 2014

    Au Canada, il est remarquable de constater que, malgré le multiculturalisme, il n'y a pas tant de Canadiens que ça qui se disent tout simplement canadien.
    Les gens réfèrent plus souvent à leurs origines, même si celles-ce remontent à plusieurs générations. On voit toujours des descendants d'Irlandais arrivés au 19e siècle se dire Irlandais. Il en va de même des Italiens et des Grecs qui sont installés au Canada depuis deux, trois et quatre générations et qui se disent toujours Italiens ou Grecs.
    On a longtemps appelé ça la mosaïque canadienne et ce n'est pas sans raison.
    Cependant, ce qu'on voit c'est que chaque ethnie tire sur la couverte et tend à favoriser les intérêts de sa propre communauté ethnique.
    Malheureusement, la multiplication des ethnies sur un même territoire a tendance à briser les solidarités et à rendre plus difficile la mise en place de programmes sociaux par exemple.
    C'est peut-être pour ça que l'on voit au Québec et au Canada un affaiblissement des programmes sociaux et une critique grandissante des plus faibles de la société, chômeurs, personnes âgées, assistés sociaux.
    Il est difficile de faire fonctionner harmonieusement une société formée de plusieurs ethnies différentes.
    C'est la raison pourquoi, jadis, la tour de Babel avait été un échec.
    Le Système, on le sait, tend à diluer les identités nationales pour y substituer l'identité unique de producteur-consommateur devant répondre aux besoins du marché pour sa survie.
    S'ensuit une sorte de sélection naturelle des plus aptes à répondre aux besoins du marché et du Système.
    Le constat que l'on peut faire, c'est qu'il s'agit d'une décadence de la société, un passage de la civilisation vers la barbarie.
    C'est pourquoi je crois que notre civilisation ressemble de plus en plus à celle de l'époque de Noé et qu'elle risque de subir le même sort. D'ailleurs, il est remarquable de constater l'ampleur des catastrophes naturelles depuis les dix dernières années en particulier. Il va arriver un moment où une catastrophe naturelle de plus grande ampleur va emporter ce qui nous reste de civilisation.