La Belgique de la Baronne Annie Cordy

Chronique de José Fontaine

Annie Cordy née à Laeken en 1928 est une extraordinaire actrice et chanteuse belge.« Elle a enregistré plus de 700 chansons, joué dans une dizaine de comédies musicales, une trentaine de films et de téléfilms, donné près de 10 000 galas.» nous dit Wikipédia.
Elle a été faite baronne par le roi des Belges en 2004. Un peu comme Jacques Brel (qui est à mon sens bien plus profond), elle incarne une Belgique dont la Wallonie est complètement absente.
Il n'y a là qu'un froid constat. On peut d'ailleurs estimer qu'il est légitime que l'enracinement belge de Jacques Brel ne lui ait jamais inspiré, dans ce registre, que des chansons sur la Flandre et Bruxelles. Et que ces deux artistes aient été souvent reçu par le roi, c'est tant mieux pour eux en un sens. Mais des Wallons un peu conscients de la Wallonie, tout en admirant leur évident talent, ne peuvent qu'être sensibles au fait que, malgré sans doute leur bonne volonté, ils sont utilisés, de fait, pour nier qu'il y ait autre chose que Bruxelles et la Flandre en Belgique.
L'histoire de Belgique racontée par Annie Cordy
La RTBF ayant fêté son 60e anniversaire récemment, à grands renforts d'émissions quotidiennes dont ne bénéficiera jamais une quelconque histoire de la Wallonie, avec, au surplus, une bonne vingtaine de pages dans Paris-Match la semaine passée, j'ai été curieux de voir ce que notre Baronne racontait sur «notre» histoire.
A l'époque où ces émissions sont sorties, je m'étais bien promis de ne pas les regarder pressentant qu'elles ne pouvaient sans doute rien apporter à qui que ce soit. Mais à l'époque aussi, j'ai rencontré des universitaires — et jusqu'à des historiens!—, me disant qu'ils avaient été séduits par ce retour dans le passé. Alors, je m'étais promis un jour de regarder ces images. Je me suis contenté de voir l'épisode 1951-1973, un film de Sabrine Zorman et de Philippe Delporte.
Une chose m'a étonné et un instant (mais seulement un instant), séduit : le fait que toute la démarche du renardisme (du nom d'André Renard, le plus grand syndicaliste de notre histoire), était consciencieusement et fidèlement expliquée. Mais pourquoi?
Partons de ce roman de : une famille de la bourgeoisie locale de Saint-Flour s'avère complètement ruinée le jour où le mari se suicide du fait de ses pertes au jeu. On l'enterre (le suicide est maquillé en accident de chasse), et à la sortie de l'église, l'une des dames de la plus riche maison de la ville dit à son épouse et à sa fille qu'elles resteront toujours de leurs amis intimes. Manière, remarque ce psychologue perspicace qu'est cet écrivain [[Disons en passant que non réédité depuis 1966, il va l'être au début de l'an prochain par les éditions du Cerf, soit, pour la première fois, par une vraie grande maison d'édition depuis 1933!]] de leur signifier qu'elles sont désormais au contraire exclues de leurs relations. Si ces relations n'avaient pas été profondément remises en cause, la dame hypocrite n'aurait pas dû en rajouter en paroles pour masquer la rupture et le déclassement social irrémédiable des deux femmes, pleurant leur mari ou leur père suicidé.
C'est ce qui se passe analogiquement avec la mention du renardisme dans ce film. On le mentionne en sachant bien qu'il sera de toute façon noyé dans la guimauve belgo-belge—donc que son explicitation sera aussitôt oubliée—, ce qui permet aussi de se donner bonne conscience avec d'autant plus de plaisir que le fait de parler honnêtement d'un fait qui contredit tout le suivisme de l'ensemble, ne le renforcera pas mais au contraire l'enfermera dans le même conformisme. Un peu de violence révolutionnaire ne peut que faire passer un frisson bienvenu dans une assemblée bourgeoise.
L'hypocrisie de la Belgique
En 1961, André Renard avait été surnommé le Lumumba de Liège, un Lumumba leader nationaliste congolais que le gouvernement belge et le roi firent assassiner le 17 janvier de la même année. L'année du film de la Baronne Annie Cordy, ce que souhaitait Renard, s'était quand même en partie réalisé, avec une Wallonie détenant déjà 51% des compétences étatiques hors la sécurité sociale, proportion qui est montée avec la réforme actuelle à 70% et dont tout indique qu'elle augmentera encore.

Mais cette proportion a beau grandir et grandir, la Belgique de Brel et d'Annie Cordy reste bien vivante. Le film de la Baronne est d'ailleurs autant l'histoire de Belgique que, dans ces années-là, celle des débuts de la télé qui fournit la plupart des images et qui tient à se raconter bien plus qu'elle ne tient à raconter quoi que ce soit d'autre qu'elle-même, sauf la Belgique la plus platement conformiste. La démarche de Renard a beau être expliquée, on ne voit rien des grèves, de leur violence désespérée, rien des morts, des blessés, des —pour un pays démocratique, le chiffre impressionne—2000 arrestations opérées, emprisonnements souvent de plusieurs mois et dépassant de loin la simple arrestation administrative.
Durant les 40 jours de la grève, chaque soir, un ministre du gouvernement belgo-flamand de l'époque venait expliquer pourquoi il ne fallait pas la faire, le seul personnage moins défavorable à ce mouvement étant invité en bout de course à prendre la parole —le président du parti socialiste, d'ailleurs en fait opposé à la grève.
Dans le film de la Baronne cette démarche renardiste est noyée dans la guimauve belgo-belge avec les rois filmés sous tous les angles, leurs mariages, leurs voyages, leurs visites. Et puis les sportifs, les «événements» mondains, les non-événements comme l'exposition universelle de 1958 à Bruxelles (éternelle resucée de toutes les rétrospectives belges). Le tout centré sur Bruxelles, seul endroit du pays qui était filmé alors et qui au fond reste le seul à l'être. Cinquante ans après la plus grande grève de l'histoire du pays, celle-ci pouvait être expliquée dans sa démarche, les images des violences étant toutefois — encore quand même—mises au rancart.
Un jour on les mettra quand même pour amuser le tapis.
«Vous êtes un paranoïaque!»
J'ai eu une discussion sur cela cette semaine et j'ai été très fier que l'on me dise à la fin que j'étais un paranoïaque. C'est ce que l'on dit toujours de toute mise en cause du spectacle conformiste que les pays se donnent d'eux-mêmes (et aussi le Monde en général), en visant à en écarter toute contradiction, toute rupture, tout éclat. Citant Bourdieu Jacques Dubois écrivait à la fin du siècle passé :
«La démocratie informationnelle passe aussi par la capacité de donner la parole équitablement à tous ceux qui ont à dire et pas seulement aux détenteurs des monopoles discursifs. Pierre Bourdieu nous l’a rappelé opportunément. Il a notamment attiré l’attention sur le fait que, alors même que les grands médias ont des possibilités de couverture démultipliées et amplifiées, c’est toujours le même carrousel de têtes qui tourne à ce que les Guignols de l’Info parodient avec toute l’impertinence voulue à l’intérieur même d’une émission qui pratique de la sorte. On se doute que, dès lors, vivre et agir hors de la métropole bruxelloise, c’est ne pas avoir les mêmes chances que d’autres d’accéder aux médias

Les mots importants sont «alors même que les grands médias ont des possibilités de couverture démultipliées et amplifiées», on ne voit quand même jamais que Bruxelles, Jacques Brel, la Baronne Annie Cordy, rien qui vienne troubler l'ordre du monde. Comme les Européens pauvres, ceux du monde du travail, les écrivains, les intellectuels, les artistes qui mettent en cause ce monde de paillettes, lisse, superficiel, vain, la Wallonie est écartée de l'agenda médiatique.
C'est inquiétant parce que l'Europe et les peuples dominés, comme le peuple wallon, s'enfoncent dans une Europe officielle dont le but assez visible, quoique suffisamment dissimulé, est de réduire à rien tout le système social européen mis en place dans la foulée de la Résistance après 1945.
Dans les vingt dernières années, alors que les revenus se multipliaient par deux, le prix des habitations se multipliait par cinq. Alors que le part des revenus du travail dans l'ensemble de la richesse collective ne cesse de décroître, on ne fait plus que parler de la diminution des charges des employeurs. Ces charges sont en réalité —à peu près personne ne le dit—, une composante de ce qui doit être dépensé — de toute façon— quand un emploi existe. Mais dans maints pays on a décidé de manière purement théorique que c'était le patron qui était supposé payer la plus grosse somme. On aurait pu tout aussi bien dire que la plus grosse somme était payée par l'ouvrier ou l'employé. Mais depuis les plus anciens textes de la Bible, le «crime qui crie vengeance au ciel», demeure l'injuste salaire, rêve de tous les employeurs depuis la nuit des temps. On n'entend plus parler que de cela en Europe, la diminution des salaires! la diminution des salaires!
Il est heureux d'être écarté des médias
J'en arrive à me dire qu'il est normal que la Wallonie soit écartée des médias. D'ailleurs le plus souvent quand il en est question, elle y est folklorisée et ridiculisée, ce qui demeure aussi dans la norme.
Il est normal que l'Europe démocratique que l'on assassine soit figurée par un Parlement européen qui ne représente plus rien et ne décide plus de rien, avec un poids des lobbys (15.000 personnes travaillent à Bruxelles pour ces lobbys) tel qu'un député wallon, Louis Michel, s'est aperçu (une erreur de son assistant parlementaire), qu'il avait voté (contre son gré!) des amendements à la loi sur la protection de la vie privée allant dans le sens d'une moindre protection de celle-ci, car les puissances d'argent ne peuvent continuer à faire de l'argent qu'en nous manipulant le plus librement du monde.
Il est normal que toutes les personnes qui ont la parole sur ce sujet, répètent à l'envi le mensonge habituel sur les pensions qui est de dire que l'on ne pourra plus les payer en raison du rapport entre actifs et non-actifs (ces derniers augmentant), comme si ceci était la seule chose importante, alors que nos économies sont faites pour croître et croissent de fait, incorporant sans cesse des progrès techniques fabuleux qui peuvent agrandir le gâteau à partager.
Mais l'important est que le partage du gâteau qui croît sans cesse soit aussi de plus en plus inéquitable de telle manière qu'on en revienne à l'état de la France avant 1848, une France où disait un philosophe socialiste chrétien, le Wallon Philippe Buchez, il y a «25.000 mangeurs et vingt-cinq millions de mangés».
Un livre intitulé De la subversion en religion m'est passé sous les yeux hier. Les auteurs écrivent au dos de la couverture «Le paradoxe de la subversion religieuse est qu'elle contribuerait peut-être au renforcement interne des institutions qu'elle prétendait mettre en cause». Le problème, c'est que ce constat est peut-être aussi celui que l'on doit faire pour le monde dit profane dans la mesure où, très contemporain des phénomènes décrits dans ce livre, le monde où nous vivons subit, analogiquement, une sorte de «déchristianisation» portant sur tous ses repères, tous ses espoirs, toutes ses beautés.
Post-Scriptum d'une certaine importance
Je me permets de répondre à un lecteur qui partant du fait que la Belgique est un mélange de deux «ethnies» disait la semaine passée «Le royaume de Belgique fait la preuve qu’il est difficile de faire cohabiter dans un même pays deux ethnies différentes, en l’occurrence Wallons et Flamands.» Et en tirait la conclusion qu'il faut refuser l'arrivée de 50.000 immigrants au Québec par année. Wallonie et Flandre ont des habitants qui s'assimilent aux habitants d'origine. Dans l'esprit de ce lecteur, je pense, le Québec est un pays, non pas le lieu où habite une ethnie. Qu'il veuille bien admettre que la Wallonie est aussi un pays au même titre que le Québec. C'est évidemment— et je m'en rends compte grâce à lui—l'image que veulent imposer au monde les médias nationalistes belges, ramener la question nationale belge à une question ethnique.
Mais la Wallonie, je le redis, n'est pas une ethnie, elle est un pays où, d'ailleurs, il y a un extraordinaire mélange de populations venues des quatre coins du monde. Si ce n'était pas le cas, je n'écrirais pas ces chroniques qui dans mon esprit sont des lettres d'un pays (la Wallonie) à un autre (le Québec).

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    24 novembre 2013

    "Mais depuis les plus anciens textes de la Bible, le « crime qui crie vengeance au ciel », demeure l’injuste salaire,"
    M. Fontaine,
    Vous dites ici quelque chose de très important.
    N'y aurait-il pas une relation entre ce qui se passe au niveau social, c'est à dire la dégradation du niveau de vie des citoyens, et l'augmentation évidente des tremblements de terre, éruptions volcaniques et tempêtes catastrophiques en ce 21e siècle?
    C'est mon avis que le ciel est en colère et que les catastrophes naturelles vont aller en s'amplifiant, peut-être jusqu'au point d'emporter ce qui nous reste de civilisation, comme au temps de Noé.

  • Archives de Vigile Répondre

    23 novembre 2013

    En effet laWallonie comme le Québec est bien un pays. Comme le Québec, la Wallonie au sein de la Belgique est le résultat d'une sorte d'accommodement décidé par des influences extérieures et des tractations auxquelles si je ne me trompe, le peuple n'a pas été invité à participer.
    Peut-on dire Wallons Québécois, même combat !