Le roman de Nicolas Ancion, L’homme qui valait 35 milliards (1), se laisse lire. L’intrigue se déroule à Liège, la plus grande ville de Wallonie. Hasard : le jour même où je lis ce livre, l’une des plus hautes récompenses littéraires vient le couronner (le Prix Rossel des jeunes). L’auteur, véritable écrivain, y imagine l’enlèvement de Lakshmi Mittal, l’un des hommes les plus riches du monde. Qui s’est emparé de la sidérurgie wallonne il y a quelques années.
Bien que la chose soit énorme – c’est cela être écrivain – Ancion parvient à la rendre crédible, lui donne du sens. Cet enlèvement est ce que l’on appelle une « performance » en art contemporain. Et Mittal est forcé notamment à se mêler à des ouvriers nus rassemblés sur un des chancres de la sidérurgie liégeoise. De telle façon qu’il éprouve, au-delà de sa carapace de dollars, qu’il n’est pas plus que le moindre de ses ouvriers.
Le capitalisme s’explique selon certains comme une façon pour ses plus hauts princes d’oublier leur finitude (c’est la thèse de C. Arnsperger). Lakshmi Mittal et les lecteurs de Nicolas Ancion sont donc confrontés à cette étrange ville de Liège. Avec les versants de la vallée de la Meuse surmontés de terrils. Avec telle rampe d’autoroute près de laquelle ont été filmés des films sociaux « vus dans le monde entier », écrit l’auteur, façon ironique de parler du cinéma wallon de fait abondamment doté en films dits « sociaux », notamment ceux des Dardenne (en même temps plus que simplement « sociaux » tout en étant tout cela aussi car ce n'est pas rien...). Avec les noirceurs, les misères d’une ville wallonne et peut-être de toute la Wallonie d’aujourd’hui.
S'il y a bien une culture wallonne, c'est simplement parce que la Wallonie et sa tragédie ont été de multiples fois emportées dans le souffle vrai de récits nombreux, divers, surprenants n'obéissant à aucun schéma prosaïque. Au Borinage, à l’opposé géographique wallon de Liège, le film Misère au Borinage, sorti en 1933 est considéré comme l’un des grands films politiques du cinéma mondial. Ce court métrage frappe par la violence du ton qu’il utilise et la violence barbare du capitalisme qu’il y dénonce : les ouvriers mineurs y sont filmés à Bray, dans une cité ouvrière. Ce sont des maisons dont les caves sont perpétuellement remplies d’eau, ce qui les rend presque impossibles à chauffer. Leurs occupants les louent au charbonnage. Les patrons de celui-ci diminuent à ce point les salaires de leurs ouvriers qu’en 1932, la location de ces maisons humides mange 70% du salaire le plus élevé. Une grève dure éclate début juillet 1932. Elle se prolonge deux mois. Le charbonnage coupe l’eau courante. Lorsque les ouvriers ne peuvent plus payer leurs loyers, ils sont expulsés de leurs maisons. Quelques mois après la grève, la moitié de ces maisons avaient été vidées de leurs occupants. Barbarie. Qui dura longtemps encore. Dont, jeune enfant, (j’ai 63 ans), j’ai été le contemporain. Au Borinage où je suis né.
Plus ou moins à mi-chemin entre le Borinage et Liège, on trouve Charleroi, l’autre grande ville wallonne. Un sondage auprès des lecteurs hollandais de je ne sais plus quel journal avait placé Liège et Charleroi en tête des villes les plus laides d’Europe. Je peux comprendre cette classification. A la limite, elle ne me gêne pas. Le Professeur Conway dans son ouvrage sur la collaboration en Wallonie en 1940-1944 désigne comme l’un des traits les plus saillants de la réalité belge le fait que l’exploitation de la classe ouvrière sur le sillon industriel wallon (Liège-Borinage), y a été l’une des plus sauvages du continent. Chez de multiples cinéastes, écrivains, poètes, historiens, photographes wallons, il y a l’obsession de cette sauvagerie et de la révolte qu’elle inspire. Celle-ci, qui transcende toute localisation par son universalité tragique, empêche peut-être la Wallonie de se percevoir comme une réalité nationale (étatique…). Parmi les insurgés des Pâques sanglantes de Dublin en 1916, le poète Pearse vit en cette protestation désespérée (où il périt), « a bloody protest for a glorious thing », à nouveau, donc, une sorte de « performance ». Et sur le même événement Yeats écrivit: « A terrible beauty is born ».
La Wallonie en quelque sorte « humaine » dont je viens de parler, on finit par n’en plus voir le lien avec son expression politique, la Région wallonne, élément neuf, en apparence étranger à la tragédie du peuple wallon. Qui se dresse en sa posture glacée de « monstre froid » (comme Nietzsche appelait les Etats), dirigée par des « politiques » qui n’ont plus rien de « mystique », devenus « humains, trop humains ». J’en éprouve une gêne profonde même si me révoltent aussi ceux qui s’acharnent aujourd’hui (sur Wikipédia, dans les médias), à supprimer les références au chaud « Wallonie » pour y substituer le froid « Région wallonne ». Alors qu’ils firent justement l’impossible pour que la Wallonie ne soit jamais - jamais! - une Région autonome dotée déjà partiellement des mêmes pouvoirs qu’un Etat souverain. Mais qui posséderait, au moins, aux yeux de ces infirmes de l'esprit et du coeur, la vertu de tuer la mystique grâce à la politique. Les voir barbouiller les ondes, le papier et les écrans à l'aide de ce procédé stupide et indigne ne rend pas fier d'être un être humain.
(1) L'homme qui valait 35 milliards
On peut voir (35 minutes et avec une introduction qui le situe) Misère au Borinage sur la toile
La tragédie d'un peuple
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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2 commentaires
José Fontaine Répondre
6 décembre 2009Merci à P.Coche, notamment parce qu’il disculpe les Wallons d’une domination qu’ils n’ont jamais exercée. J’ai utilisé le mot « peuple » pour parler des habitants de la Wallonie ouvrière et de leur condition de prolétaires mal représentés dans l’Etat belge en raison de la question nationale. Ces deux dimensions (sociale et nationale), rendent difficile l’expression d’un consensus wallon, mais pas qu’on aille de l’avant. La Wallonie a été séparée de la France en 1815 à Waterloo. Mais s’est bien débrouillée en Belgique, y devenant la deuxième puissance industrielle du monde et y écrivant la deuxième littérature française du monde. Si on remonte à 1815 on peut aussi remonter aux conquêtes achevées de Louis XIV un siècle plus loin (1650-1700), qui ont pris à la Wallonie (pas une entité politique alors, mais son territoire avait été tracé sur des cartes d’ordres religieux), la moitié de sa population et de son espace, les cartes suivantes, peu connues, en font foi.
La première histoire scientifique de la Wallonie publiée sous la direction de Genicot, a fait valoir avec humour que Louis XIV aurait mieux fait de tout prendre ou rien. S’il n’avait rien pris, la Belgique actuelle serait un Etat de 20 voire 30 millions de francophones et le français serait encore la première langue d’ Europe.
Spéculations gratuites? Sans doute. Mais qui ne valent pas plus que celles sur 1815 ou 1830. Nous sommes en Wallonie. Ce pays dispose des pouvoirs les plus étendus qui soient pour un membre d’une Fédération d’Etats. Il possède une culture qui (cinéma, littérature etc.), sans se réduire à cela, est autonome car elle dit une histoire distincte. C’est la façon la moins ethnique de définir la culture wallonne. La revue Hérodote a expliqué un jour, rationnellement, que cela embarrasse la France géopolitiquement. Parce que les Français ne savent où nous (et les Romands), situer dans leurs représentations de la France et du Monde. Mais nonobstant cela, il y a pas mal de Wallons qui n’ont pas cet embarras. Notamment parce qu’ils savent qu’avec les Québécois, les Acadiens, les Mauriciens, les Arabes, les Kabyles, les Congolais, les Sénégalais (je m’excuse d’en oublier, mais il y en a trop), ils servent une idée plus grande et plus diversifiée de notre culture et de notre langue que celle qui se réduit au seul Hexagone. Ils la servent, je crois, en ne se reniant pas eux-mêmes, en se disant que leur France n’est pas en territoire de France ce qui n’est ni rupture, ni reniement, mais la condition d’une plus vaste assise du français dans le monde tel qu’il est. En même temps que de leur identité nationale.
Archives de Vigile Répondre
5 décembre 2009La triste réalité wallonne et les oublis de la FranceAux yeux de beaucoup d'observateurs pressés, la crise belge est purement une question linguistique : ils ne comprennent pas comment on peut se donner tant de mal pour une simple question de langues. D’abord, la langue n’est pas un vulgaire instrument auquel on peut renoncer à loisir. La langue est tellement liée à la pensée qu’elle plonge au plus profond de l’être humain. Apprendre à penser, c’est apprendre à parler; apprendre à parler, c’est apprendre à penser.
D’autre part, la crise belge est également, pour le peuple flamand, la recherche de sa personnalité, de son indépendance et de son unité. La crise est démographique, elle est sociale, elle est économique. La question est extrêmement grave et elle va bien au-delà d’un simple rapport de langues. En Wallonie depuis des siècles, le français, les wallons, le picard et le lorrain y circulent à l’aise depuis des siècles. La question linguistique est flamande. La Flandre est bilingue dans ses classes dirigeantes depuis la première expansion du français à partir du 13e siècle. La période bourguignonne consolida ce bilinguisme franco-flamand qui se maintiendra sous les Espagnols et les Autrichiens au temps de l’Europe française. Si bien qu’en 1830, n’ayant pas d’autre choix, de par la volonté de l’Angleterre et la faiblesse momentanée de la France, les Wallons créèrent un Etat unilingue français, avec l’accord de l’élite francophone du pays flamand. Il est donc faux de dire, en simplifiant les faits, que les Wallons ont dominé les Flamands.
Dès la fin du 19e siècle, les Wallons les plus éclairés se rendent compte qu’ils sont déjà en Belgique des citoyens de seconde zone. Ce sont les classes dirigeantes flamandes qui portent en premier lieu la responsabilité des injustices sociales et linguistiques, car le peuple flamand, dans son âme, restera toujours fidèle au parler de ses ancêtres. L’histoire du mouvement flamand est bien l’histoire d’une reconquête sociale, linguistique (Anvers, Gand, Louvain et bientôt Bruxelles) et territoriale (colmatage et fixation ferme et définitive de la frontière « linguistique », ligne de démarcation quasi naturelle entre France et Néerlande).
En fait, les Wallons furent depuis le début les « dindons de la farce ». Aujourd’hui, ils sont les « cocus magnifiques » par la veulerie, l’affairisme, la corruption et l’incivisme collaborationniste de leur actuelle particratie. Cette particratie qui fait tout pour dénationaliser la Wallonie, lui cacher qu’elle appartient en fait à la grande France spirituelle. Beaucoup de Wallons manquent d’espérance dans leur destin parce que leurs représentants politiques ne cessent de les convaincre que les jeux sont faits et qu’il n’y a plus qu’a s’accommoder au fait accompli pour sauver « la petite Belgique flamande et sa monarchie allemande ».Il faut détruire la légende d’une Flandre nécessaire à la Wallonie. C’est le contraire qui est vrai.
Dans son débat national actuel, la France oublie les monarques qui l’édifièrent. Si Ernest Renan demeure le sublime théoricien de la Nation, on omet de remarquer qu’ il adapte le « Pré carré » à « l’Hexagone » suite à la défaite de 1870. Or, le « Pré carré » , au sens d’henry IV comme de Richelieu devait comprendre l’actuelle Wallonie.
La France est singulière et elle doit le rester si une âme doit habiter l’Europe. Si la France ne tient pas à se diluer dans un magma insipide européo-germano-anglo-saxon, elle doit impérativement se rappeler ses architectes illustres comme Henri IV, Richelieu et Vauban et tenir tête à ses détracteurs extérieurs. A travers les siècles, la France n’a jamais eu autour d’elle que des assaillants rêvant sa destruction et son dépeçage. Il n’y pas de raison que cela change malgré les apparences ; L’actuel président de la République devrait y penser.
P. COCHE, Uccle