La "loi du nombre" n'explique pas tout

Tribune libre - 2007

Le temps efface les préjugés
et confirme les lois naturelles

Proverbe arabe


Il est inquiétant à lire, [l’article de Michel David dans Le Devoir de samedi 19 mai 2007, au sujet du projet de loi 56->rub469], que le gouvernement de Stephen Harper se propose d’adopter et qui aura pour effet de réduire le poids du Québec à Ottawa et par voie de conséquence dans tout le Canada. Le « principe de représentation selon la population » a toujours accordé et accorde encore un argument de choix pour augmenter le poids politique d’Ottawa et le faire servir aux fins de l’oligarchie unitaire qui, de la bourse de Bay Street à Toronto, exerce un contrôle quasi absolu sur toutes les richesses de cet espace aux dimensions continentale qu’on appelle Canada.
Mais la loi du nombre ne décide pas de tout. En fait, elle n’a jamais décidé du sort final d’un État donné. Le pouvoir de la loi du nombre se limite à exploiter l’inertie du moment au détriment des lois naturelles qui gouvernent la vie des États, dont les principes de concentration dans l’espace et dans le temps et son corollaire, les principes d’économie de l’effort et des moyens, de simplicité et de souplesse. Dans les faits de la vie concrète, avec le temps, la loi du nombre est mise en échec par les lois naturelles qui s’opposent à l’inertie et l’entropie de la loi du nombre. Il en résulte une règle inexorable : l’État qui omet de tenir compte de ces principes primitifs se condamne lui-même. Il n’a pas besoin d’ennemis. Il porte en lui-même le principe de sa destruction.
Les lois naturelles fondamentales qui doivent guider toute stratégie d’État vont finir par pousser les populations du Québec, de l’Ontario, de Nouvelle Écosse et de Terre Neuve, qui ont acquis la stature de véritables États, à se défaire d’Ottawa et briser le monopole des oligarques de Bay Street. Pour le moment, le pouvoir centralisateur, unitaire et arbitraire d’Ottawa semble en position de force. Comme aux débuts, il décide en faveur de l’oligarchie unitaire, dont il constitue le brandon politique, avec l’appui du pouvoir juridique garanti par les archontes de la Cour Suprême du Canada. Cette situation ne peut durer qu’un temps.
Que le pouvoir centralisateur et arbitraire d’Ottawa ait été artificiellement créé pour le bénéfice de quelques-uns au détriment des autres est évident encore une fois avec le projet de loi fédérale C-56, qui maintient le pouvoir au centre et renforce le fédéralisme unitaire qu’est devenu le Canada. La loi C 56 prolonge la politique du
« fort au centre » de PE Trudeau et de Jean Chrétien.
Cette augmentation continuelle du pouvoir centralisateur, par la force existante du gouvernement d’Ottawa et les moyens dont il dispose pour l’imposer, sont contre nature. Ni le Québec ni le Canada ne sont géographiquement constitués pour favoriser un pouvoir centralisateur et unitaire à perpétuité.
Au nord des Amériques, le Canada est un véritable continent distinct dont la superficie égale celle de l’Europe, mais la population dix fois moindre que celle des États-Unis. La population de la Californie seule, dont la superficie est inférieure à celle du Québec, atteint 35,000,000, soit quatre millions de plus que celle de tout le Canada. Si le Canada et le Québec sont peu habités, c’est pour la simple raison qu’ils sont peu habitables. Plus de 85% de la superficie du Québec et de l’Ontario est occupée par un gigantesque masse de roches précambriennes burinées par les glaciers du Quaternaire et dont la population totale atteint à peine 100,000 personnes. Quant aux régions habitées et organisées, effectivement œkoumènes, elles représentent moins de 1% de la superficie totale, tant au Québec que dans le reste du Canada. Ces zones habitées, comprenant les basses terres du Saint Laurent, celles des grands Lacs et le delta inférieur du Fraser en Colombie Britannique, sont habitées par les deux tiers de la population. Le reste est disséminé dans les autres régions. À l’époque coloniale, le centralisme impérial pouvait certes servir à développer un espace aussi immense aux populations aussi dispersées mais ce n’est plus le cas maintenant, avec les espaces développés et les nouvelles communications.
Aux débuts, le pouvoir centralisateur d’Ottawa s’est appuyé sur le chemin de fer et les lignes télégraphiques. Sauf que le chemin de fer et les lignes télégraphiques ont également permis aux populations distancées et isolées de se développer et d’acquérir une autonomie qui s’exprime maintenant par des pouvoirs provinciaux qui tendent vers des pouvoirs d’États. Pendant la même époque, les « power brokers » d’Ottawa et de Toronto ont imposé ou tenté d’imposer dans tout l’espace continental canadien un centralisme unitaire qui n’a jamais eu rien à voir avec une authentique confédération, ou union d’États souverains. Résultat : une centaine d’oligarques concentrés autour de la bourse de Bay Street à Toronto contrôlent quelque 85% des richesses du continent canadien, ce à quoi le Québec tente de se soustraire.
Favorisé par ses propres communications naturelles le long du Saint Laurent et ses cours d’eau, par sa sociologie particulière, par l’enracinement ancien de sa population, par la langue française, une langue d’État et non simplement un dialecte, favorisé également par les canaux et chemins de fer qui ont incité Orangistes et Loyalistes du Québec à quitter pour l’Ontario méridional et l’Ouest, le Québec a vécu une époque de progression continue depuis les débuts de la domination anglaise. La politique est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité, non de faveurs ni d’affection. Il n’y a pas de concession en politique. Si les Anglais se sont montrés conciliants dès les débuts de leur présence à Québec, c’est parce qu’ils n’étaient pas en position de force, compte tenu de la faiblesse numérique de leur armée, de l’éloignement de l’océan, des rigueurs du climat québécois, des carences de leur logistique et de la révolution américaine qui s’annonçait. Ils n’avaient d’autres choix de se gagner les faveurs des Habitants. Ils avaient besoin d’eux.
Avec la révolution américaine, la nécessité d’occuper le Niagara en force, de prendre de l’expansion vers l’Ouest, envers et contre des obstacles naturels presque insurmontables et des hivers prolongés qui imposent des limites saisonnières aux canaux, le Québec devenait de plus en libre d’agir par lui-même et les efforts répétés d’Ottawa pour l’inféoder et fossiliser la population majoritairement constituée de descendants des premiers colons n’ont obtenu que des réussites partielles.
En dépit d’une langue et d’une mentalité communes, Ottawa ne pouvait s’opposer perpétuellement aux effets décentralisateurs d’une géographie qui incite les populations dispersées à se prendre en charge pour être mieux gouvernées et administrées. C’est la mise en pratique des principes de concentration et d’économie de l’effort, qui s’opposent à la loi du nombre, génératrice d’entropie et d’inertie politique et bureaucratique. Qu’Ottawa soit une gaspilleuse d’argent, d’efforts et d’énergies, on s’en rend compte de plus en plus dans les provinces canadiennes, où il devient évident qu’on ne sera jamais mieux gouverné que par soi-même. Il sera alors possible de mettre en pratique tous les principes de la stratégie d’État, dont : appréciation rigoureuse et correcte du contexte et de la situation, concentration et économie de l’effort, simplicité et souplesse, coordination et coopération sans inféodation, administration et logistique.
Ces principes, bien plus que la loi du nombre, vont décider du sort de la bureaucratie autocratique d’Ottawa et son oligarchie centralisatrice qui tentent ensemble de maintenir au centre un pouvoir unitaire et arbitraire au service du très petit nombre au détriment du plus grand nombre. La loi de l’inertie et l’entropie qui en résulte dans ce contexte ne fera qu’un temps.
René Marcel Sauvé, géographe, spécialisé en géopolitique et auteur de
Géopolitique et avenir du Québec, et,
Le Québec, carrefour des empires.

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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    25 mai 2007

    Bravo à Vigile pour nous donner la chance de bénéficier de l’expertise précieuse de M. René-Marcel Sauvé.
    Au souper du RPS, j'ai eu la chance de partager la table de monsieur Sauvé et de sa femme.
    À 76 ans M. Sauvé a encore la flamme plus vive que jamais.
    Ouvrons-lui les tribunes, nous avons tous intérêt pour l'accomplissement de notre État.
    Puisque comme il nous l'enseigne si bien, le pouvoir est complètement dans ses communications, TOUTES ses communications.

  • Luc Bertrand Répondre

    24 mai 2007

    Bravo à Vigile pour nous donner la chance de bénéficier de l'expertise précieuse de M. René-Marcel Sauvé. Les cours d'histoire et de géographie donnés dans les écoles du Québec auraient avantage à inviter des conférenciers et historiens comme lui qui vont bien au-delà de la compréhension des événements basée sur les actions individuelles de nos décideurs à leur époque. L'enseignement de monsieur Sauvé est complémentaire à celui de nos grands historiens et absolument essentiel pour être en mesure de saisir l'évolution de la dynamique géopolitique non seulement ici, mais également ailleurs dans le monde.
    Mon épouse et moi avons eu la chance de partager la table du neveu de monsieur Sauvé, Jasmin, et sa conjointe Nathalie victime d'un ACV il y a six ans. Nous étions alors au souper des Patriotes du RPS (Rassemblement pour un Pays Souverain) tenu lundi dernier pour honorer notamment Gilles Vigneault, Gilles Pelletier, François Gendron et Francine Lalonde pour leur contribution respective à la culture, à la vie politique et à l'avancement de la cause indépendantiste du Québec.
    Étant donné la déplorable tendance des élu(e)s péquistes à subordonner le combat pour faire le pays à l'élection d'un gouvernement provincial pourtant reconnu comme inadéquat et futile, le mouvement indépendantiste se doit de pouvoir compter sur des personnalités crédibles et influentes qui ne se laisseront jamais contaminer par les considérations bassement partisanes ou électoralistes. René-Marcel Sauvé, Robert Laplante, Josée Legault et quelques autres font partie de celles-ci.