« Le discours provoque en l’âme
une affection qui lui est propre »
Gorgias, Éloge d’Hélène
Le problème le plus important posé par la vie politique en régime
démocratique n'est pas de proposer un programme, ni de trouver des
candidats pour le défendre, mais de convaincre ceux qui ne pensent pas
comme nous que la vérité, la beauté et l’avenir sont de notre côté. En
effet, l'objectif de toute politique est de transformer nos ennemis en
amis, c'est-à-dire de réussir à les persuader de nous suivre.
Comment convaincre de la nécessité d'un changement ?
Si l'on prend par exemple le cas du Parti québécois, nous constatons que
le défi auquel est confronté ce parti, réputé ingouvernable, est de
convaincre les citoyens que le Québec se porterait beaucoup mieux s'il
était souverain. Dit en termes de séduction politique : il revient d’abord
au chef et ensuite aux candidats du parti de nous persuader que le Québec
gagnera quelque chose en réalisant sa souveraineté politique. Si le parti
est incapable de le faire, il n’a pas sa place à l’Assemblée.
Or cela est une tâche difficile. Pourquoi ? D'abord parce qu'il faut
convaincre les électeurs que le changement est une meilleure avenue que le
statu quo, que demain sera plus beau qu'aujourd'hui. Certes, ce n'est pas
une mince affaire quand on sait que les citoyens du Québec vivent en
général assez bien et que le Québec est au demeurant prospère, y compris
dans le Canada. Le changement est par définition un mouvement, un effort,
une transformation du quotidien, une entorse à l'ordre établi : il exige le
fardeau de la preuve. Les Libéraux ont l'avantage du réel, tandis que les
péquistes se doivent d'invoquer les possibles. Ceci est si important que
lors du dernier référendum, les stratèges du camp du OUI avaient retenu une
publicité dont le slogan était « Oui et ça devient possible ». Pour réussir
à convaincre d'un changement nécessaire, il faut tenir un « beau » discours
sur l’avenir.
De l'inutilité de convaincre les convaincus...
Mais cela est également difficile parce que - et c'est plus important
encore - dire ce qu'ils savent à ceux qui savent peut bien les persuader
davantage, mais pas les charmer, ni les engager dans une cause. De même
manière, dire à ceux qui ne savent pas ce qu'ils devraient savoir peut bien
les choquer, mais pas les convaincre, les charmer ou encore les faire
partager une cause, surtout une cause nationale. Nous sommes ici confrontés
à l'ultime défi de la vie politique : convaincre les autres par nos mots.
Cela implique bien sûr qu'il ne faille pas tenter de convaincre les
partisans - ce que les politiciens font souvent -, mais convaincre ceux qui
résistent à notre discours. En conséquence, le véritable chef politique (ce
leader peut être une femme évidemment) sera celui qui parlera le mieux,
c'est-à-dire celui qui saura « dire » les choses de telle manière que l'on
ait tout de suite le goût de le suivre, de le croire « sur parole » et de
participer à son projet. Comment cette personne s'y prendra-t-elle pour
trouver les bons mots et nous convaincre, voilà la question…
Quel type de discours tenir sur le monde ?
Il faut admettre qu'il existe plusieurs types de discours possibles sur le
monde : certains discours enthousiasment, d'autres attristent, d'autres ne
font aucun effet sur les auditeurs. On peut faire l’éloge ou le blâme,
élever le propos ou perdre la route, rassurer ou défier, etc. Si les
discours font effet sur ceux qui les entendent, ils agissent un peu comme
des « drogues » sur le corps. Nous sommes assez souvent, sans trop le
savoir, envoûtés par les mots, enchantés par leur magie. La belle poésie
marque l’esprit et vient le hanter souvent. Nous en prenons à peine
conscience lorsque certains mots, à l'instar de certaines musiques, font le
bon effet sur notre âme. Sachant cela, le politicien gagnera à prononcer le
« bon » discours au « bon » moment afin de produire l'effet voulu sur ses
auditeurs, les charmer donc, pour que ces derniers l'applaudissent,
l’appuient et le suivent. Et quel savoir précis devra-t-il utiliser pour
envoûter ses électeurs ?
De la nécessité de la rhétorique et de la pratique de l'éloquence en
politique
La rhétorique est ce savoir précieux. C'est l'art d'exprimer et de
convaincre par la force des mots et la beauté des gestes. Ce qui assure à
la rhétorique sa puissance, c'est l'à-propos. On peut dire que la
rhétorique, qui n'a pas à être morale, est le savoir technique le plus
utile en politique puisqu'il permet de faire triompher, en contexte, l'une
ou l'autre des causes selon le cas. Une des grandes forces de la rhétorique
réside dans sa pertinence. L'utilisation adéquate de tropes (métaphore,
métonymie, etc.) et de figures de style (allégorie, hyperbole, etc.) permet
de créer des images et des effets puissants sur les auditeurs. On le sait
depuis longtemps : quand la rhétorique est forte, elle aide énormément
l’orateur et peut assurer sa victoire dans la discussion. Voilà pourquoi
elle fait partie, depuis l'Antiquité grecque, des armes les plus
redoutables des politiques. Si la rhétorique est si déterminante, c'est
aussi parce que les mots ne sont pas seulement utiles pour dire la vérité,
mais aussi et d'abord pour séduire les autres. Les mots bien dits et le
grand style sont souvent les meilleures armes des politiques.
La logique rhétorique repose sur la sensibilité
Voilà peut-être pourquoi l’orateur italien Gorgias se moquait des
philosophes qui liaient l'usage du langage à la recherche exclusive de la
vérité. Car le professeur de rhétorique qu'il était avait décelé une
logique de la séduction derrière tout discours. Dans son Éloge d'Hélène, il
notait que la personne (c'était Hélène de Troie) qui se laisse séduire par
les mots, dans certaines circonstances, n'est nullement coupable,
contrairement à l'idée de Platon, elle est même plus sage que celle qui ne
s'est pas laissée séduire. En s'opposant à la sagesse intellectuelle du
philosophe, Gorgias nous rappelle que parfois, assez souvent en fait, la
personne la plus sage est celle qui, sensible, s'est laissée séduire, au
meilleur moment, par la beauté des mots. La véritable sagesse des
électeurs, si nous acceptons la « logique rhétorique » de Gorgias, ne
consisterait donc pas à recourir uniquement à la raison (et à ses
arguments) ou à déduire la vérité des effets du discours avant de choisir,
mais à sentir et à se rallier, au moment opportun, au discours le plus
convaincant, le plus vrai. Le discours politique le plus efficace ne repose
donc pas toujours sur le meilleur argumentaire, mais sur ses capacités
rhétoriques, c'est-à-dire son potentiel concret de persuasion du grand
nombre. Le meilleur politicien sait distinguer les acquis de la raison et
les prodiges de la passion.
Or la question décisive demeure toujours la même : voulez-vous gagner ou
vous voulez perdre ? Si vous voulez gagner, il vous faudra trouver les mots
qui resteront dans l'imaginaire des électeurs au moment du vote. Pour y
arriver, il conviendra d'utiliser à bon escient, c'est-à-dire de manière
imparable et au bon moment, les mots à la mode, les mots-valises, les mots
puissants, les mots faciles, les mots qui marquent, les mots qui
transportent.... qui transportent surtout des émotions et de la passion !
Un acquis de la rhétorique ancienne
Inspiré par Gorgias et persuadé que l'opinion change souvent et rapidement
en politique, nous rappellerons aux politiciens un acquis de la rhétorique
ancienne : la manière de dire les choses importe souvent autant sinon plus
que ce que ce qui est dit. Si vous voulez emporter l'adhésion, il faudra
connaître à fond le sujet, mais aussi les espoirs de l’auditoire afin de
dire les choses importantes de la bonne manière et surtout, au bon moment.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie /
Collège Ahuntsic
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4 commentaires
Archives de Vigile Répondre
15 décembre 2007Cher Jean-Pierre Bouchard,
je vous remercie beaucoup pour vos commentaires très intéressants. Je préciserai ici trois choses.
D'abord, pour les Anciens, l'éloquence et la rhétorique s'étudient. Isocrate écrivait que le don de parole devait être accompagné de l'étude et de la pratique pour devenir efficace. Dit autrement, on peut avoir le don, mais sans sujet ni pratique, il n'ira pas tellement loin.
Aussi la rhétorique, et j'insiste, n'a pas à être morale : elle sert aussi bien la cause noble que la mauvaise cause car elle ne se pense pas en termes de jugement de valeur. Outil ou technique, l'art de la persuasion doit atteindre son but. L'Histoire est remplie de causes plus ou moins nobles, mais là n'est pas mon point. L'idée, c'est qu'un politicien ou une politicienne (le parti importe peu ici) sans rhétorique est aussi utile qu'un miroir sans verre : il ne renvoie pas d'image. Or, et je le montrerai sous peu, l'image est décisive en politique, car les gens votent sur ce qu'ils entendent et sur ce qu'ils voient. Par exemple, un parti politique divisé est beaucoup moins attirant et beaucoup plus vulnérable qu'un parti d'idiots unis... Cela semble difficile à comprendre au Québec.
Quant à l'éducation qui, jadis comprenait l'étude de la rhétorique, elle est décisive, qu'il s'agisse de l'instruction ou de l'éducation en son sens large. Ici, l'éducation est la base de la République, pour parler comme Platon. Mais Platon se méfiait des rhéteurs... car il savait que la rhétorique est seule, qu'elle fonctionne en elle-même, et ne dépend d'aucun autre savoir à vocation universelle, elle n'a même pas besoin de philosophie. C'est peut-être cela qui est le plus choquant...
Jean Pierre Bouchard Répondre
14 décembre 2007La rhétorique comme art de la séduction par la force des discours passe souvent par un don individuel de la parole. Ce don qu'on qualifie de charismatique peut avantager les meilleures causes comme les pires. Nous avons connus la sensibilité politique ouverte vraie de R.Lévesque mais aussi la sensibilité autoritariste crispée de P. Trudeau. Le point de convergence de ces deux politiciens que tout oppose c’est une capacité charismatique de s’exprimer aux gens. Or, il arrive que le machiavélisme politique abject soit servi par un mauvais usage du charisme. C’est ce qui est arrivé avec Trudeau dont le nom est vilement honoré à Montréal suite à une décision fédérale et à notre apathie.
M.Desroches, il y a quelques semaines vous avez mentionné l’importance de l’éducation afin que l’autonomie devienne une voie par l’action mais aussi par la capacité de réflexion.
Cette éducation davantage qu’institutionnelle selon moi qui ouvre la voie à une part d’auto didactisme est seule capable d’accorder l’attention méritée aux politiciens bâtisseurs qui usent de la rhétorique et non à ceux qui en usent au nom de fausses convictions et de leurs intérêts personnels. Pauline Marois par exemple présentement et pour longtemps est la seule politique en mesure de servir l’intelligence politique au Québec toutefois sa capacité rhétorique est inférieure à celle de M.Dumont. Ce dernier a connu le succès que l’on sait par la parole mais pour en faire quel usage ! Cette réaction ici dit que la rhétorique a toujours besoin pour la servir de la force critique commune.
Espérons que la télé réalité ne nous abrutira pas tous.
Archives de Vigile Répondre
14 décembre 2007Cher David Litvak,
si vous continuez de me faire des propositions, je devrai vous demander un salaire ! Plus sérieusement, je proposerai un court article prochainement qui tiendra compte, en partie, de vos remarques. Mais comme vous l'avez reconnu, je considère mon rôle comme extérieur, minimalement objectif et neutre. Je ne suis pas un conseiller du prince, je demeure à l'extérieur des sphères de décision et des partis politiques. Notez cependant que dans l'un de mes textes précédents, j'expliquais déjà pourquoi le Québec a besoin de mots nouveaux pour rencontrer les nouveaux défis du monde contemporain. Dans mon prochain texte enfin, je tenterai d'expliquer les enjeux derrière la rhétorique médiatique, ce qui devrait ajouter un peu de lumière là où il y a beaucoup de confusion.
Merci encore pour vos suggestions et bonne continuation.
David Poulin-Litvak Répondre
13 décembre 2007Merci pour cet article, que j’attendais...
Il me semblerait cependant intéressant de faire une analyse plus ciblée, de serrer la vis analytique sur le discours souverainiste-indépendantiste. L’un des angles d’approches que je pourrais me permettre de suggérer est celui de l’analyse de la conscience nationale. Il me semble impossible que le Québec atteigne à l’indépendance sans une forte prise de conscience nationale. Ma définition de la nation, cependant, est linguistique, elle exclut les anglophones, qui, pour moi, sont des Canadiens en territoire québécois. Je lie donc indissociablement la nation québécoise à la langue française, ou disons, pour faire plus joli, à ce québécois aux accents de français. Ceci dit, le discours souverainiste contribue-t-il à cette fonction essentielle, convaincre les Québecois de langue française qu’ils forment nation? Sans cela, est-il vraiment possible de faire l’indépendance? J’en doute. Un État requiert une nation qui se reconnaît et se veut comme telle. Un peu comme la conscience de classe chez Marx, je soutiens que la conscience de nation chez les Québécois est défaillante. Je comprends votre prudence, celle de l’intellectuel qui garde une certaine distance, par une analyse détachée et abstraite, mais il y a un effort intellectuel supplémentaire à faire, celui d’analyser en recherche d’une piste d’action, d’action discursive dans ce cas-ci.
Puisque vous aimez bien le thème du repli, il y aurait peut-être là un point de départ.
Au risque de vous envahir de devoirs potentiels... il y aurait aussi une analyse du discours adverse, néo-colonisteur, qui se vêt des parures fédérales. Ce terme, justement, n’est-il pas positif, ce qui est naturel dans la description de soi, mais, justement, ne faudrait-il pas, nous, l’étiquetter par une négative? L’État canadien culturellement néo-colonial? La néo-colonisation culturelle. Ça dit autre chose que “fédération” et “fédéralisme”...
Il me semble, à vrai dire, que l’indépendantisme est piégé par une mal-matrîse de la rhétorique, mais, aussi, par un carcan conceptuel aux ramifications diverses. Prenons l’idée des “droits historiques de la communauté anglophone du Québec”. Moi, personnellement, j’y vois bien davantage des “privilèges des Canadiens au Québec” ou, étant un homme de compromis, des “privilèges des anglophones au Québec”.
Et pourtant, ce n’est l’adversaire rhétorique qui parle des “droits historiques de la communauté anglophone au Québec”, mais bien... le BQ (http://www.vigile.net/Pour-le-BQ-les-accommodements). Comment peut-on, d’un côté, réclamer la francisation des écoles, et de l’autre, reconnaître les “droits historiques de la communauté anglophone du Québec”? Est-ce que c’est vraiment le vote ethnique qui a fait perdre le référendum de 1995? Ou plutôt le noyau dur anti-québécois que constituent les anglophones? Faut-il être aveugle au point de ne pas voir dans ce statut quasi-constitutionnel accordé aux anglophones le grand accommodement national québécois?
Une décolonisation de la rhétorique indépendantiste, voilà ce qu’il nous faut.