Savoir afin de pouvoir, s’adapter en fonction d’un renseignement sur les qualités fluctuantes des terrains, les dangers et les occasions, connaître l’autre et le désinformer sur sa propre situation, identifier les lieux et les moments favorables... Que cela soit pour conserver ou pour acquérir, rois, généraux, marchands et voleurs ne s’y trompèrent jamais : l’information, l’intelligence et l’emprise sur les communications ont toujours été essentielles dans leurs activités respectives, sans qu’ils ressentent pour autant la nécessité de leur accoler l’adjectif "stratégique". Pour réaliser les fins de la politique ou plus généralement de tout projet, dans un milieu si ce n’est conflictuel, du moins soumis aux aléas et aux résistances du réel, l’information et la communication représentent des ingrédients indispensables à la stratégie. Qu’en est-il à l’heure planétaire de la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication ? Assistons-nous à des franchissements de seuils tels que la problématique des relations entre information, communication et stratégie doive être repensée de fond en comble ? Où trouver des repères qui permettent de s’orienter avec autonomie dans ce nouveau paysage sans subir démesurément quelques effets de mode ? Des références historiques et les grands principes de la pensée stratégique, notamment française, contribuent à éclaircir la question et à ébaucher des pistes de réflexion.
Une très vieille histoire...
Aussi loin que permet de remonter l’écriture, les témoignages sur l’importance de la maîtrise des communications abondent. Dans l’Antiquité, lors de la guerre du Péloponnèse, l’hégémonie navale d’Athènes sur Sparte lui donne un avantage initial significatif. La domination de Rome sur tout le bassin méditerranéen et au-delà s’appuie sur un réseau de voies terrestres et maritimes reliées au centre de l’empire1À la fin du XVe siècle en France, lorsque Louis XI crée le monopole royal de la poste, il se dote d’un efficace instrument au service de sa lutte contre son principal rival : la Maison de Bourgogne. Sa souveraineté sur le dispositif de circulation des lettres lui confère la possibilité exclusive d’accéder à leur contenu. En est-il à présent autrement dans le cas d’Internet ? À l’époque moderne, le premier usage en vraie grandeur du télégraphe optique de Chappe relie, en 1793, le centre politique de la Révolution française aux fronts du nord-est, alors que jusque-là on ne savait que faire de cette nouvelle technique2!
Des tours à fumées qui bordent les îles de la Méditerranée jusqu’aux satellites, chemine une logique immuable dont l’objet consiste à voir dans l’espace et profiter du temps gagné pour s’adapter et saisir les occasions. Mais le raisonnement serait bancal si l’on oubliait de considérer le recours simultané et tout aussi classique à la désinformation, à l’intoxication, à la manipulation, à l’influence, à tous les procédés qui perturbent ou orientent spécifiquement la perception d’autrui et empêchent la circulation des ordres et le fonctionnement des systèmes de repérage et de guidage... Si, dans le jargon contemporain, on appelle cela opacifier la vision de l’autre et la rendre par contraste transparente pour le même3nous demeurons dans une perspective aux racines aussi vieilles que l’humanité.
Dans l’histoire, et à l’image d’Athènes puis de la Grèce antique, les puissances qui contrôlent les communications bénéficient souvent d’un poids international supérieur à celui de leur seul territoire national. "Qui commande la mer commande le commerce ; qui commande le commerce dispose de la richesse du monde, et en conséquence domine le monde lui-même" 4Pour Raoul Castex, "l’importance de ce chemin apparaît dès le temps de paix, dans l’ordre économique. Ainsi s’explique que ceux qui l’ont exploité soient parvenus, dès l’antiquité, à une richesse qui contrastait avec la médiocrité de leur pouvoir politique ou de leur extension territoriale. Les Phéniciens, Gênes, Venise, la Hanse, la Hollande et le Portugal en fournissent à diverses époques des exemples caractéristiques" 5Les nations exposées ou dépendantes de la mer ont toujours affirmé un intérêt particulier pour l’accès à l’information, l’action à distance et l’emprise sur les voies de communication. C’est à ce titre que les cultures stratégiques de la Grande-Bretagne et du Japon, issues de civilisations pour le moins éloignées mais toutes deux marquées par la prégnance d’une réalité insulaire, présentent de manière surprenante un certain nombre de caractéristiques communes.
... toujours d’actualité !
Si la question est ancienne, les ressources techniques disponibles pour y faire face connaissent aujourd’hui une ampleur inégalée. Il est sans doute inutile d’insister sur l’interdépendance croissante des nations, des économies et des politiques. La modification des rapports entre le temps et l’espace au profit du premier procède largement de la multiplication des moyens de communication aussi bien physique qu’immatérielle. L’explosion des connaissances et les progrès fantastiques de l’informatique tendent à réduire la part des volumes, des matières et de l’énergie consommés dans toutes les activités. Cette propension résulte de la possibilité d’agir spécifiquement seulement là et quand il est nécessaire. Les machines, les process et les organisations sont rendus plus intelligents du fait de leur aptitude à s’adapter de manière autonome en fonction de l’information qu’ils perçoivent et qu’ils traitent. Dans cette évolution, les dispositifs de communication combinent stratégiquement et à distance des ensembles composites d’éléments dispersés, reliés par la continuité d’un véritable influx informationnel. L’espace physique perd en valeur d’enjeu. Perfusée par les réseaux et l’acuité des yeux satellitaires, la protection géographique et sa fonction de ralentisseur ne jouent plus autant qu’auparavant. La connaissance, le rythme et l’emboîtement des réseaux s’imposent au point que l’on parle de stratégie fonctionnelle pour désigner dans un conflit ouvert l’effort de destruction des nœuds de communication et de commandement, prioritairement à celui de l’armement conventionnel6La privation des moyens d’information et de communication rend les ressources physiques impotentes, incapables d’effet coordonné, de réactivité et de précision.
L’expansion sans précédent de la puissance de calcul est porteuse d’un autre grand facteur de changement. L’individualisation médiatique permet à un individu, solitaire mais connecté via un micro-ordinateur, de structurer autour de lui son paysage info-communicationnel7À travers les réseaux, il est à même de capter et de traiter localement des quantités considérables d’information et d’en projeter les résultats sur des échelles jusque-là jamais atteintes par une seule personne. Aux États-Unis, on parle de soldat-système pour désigner, non plus un simple exécutant instrumenté dans une stratégie, mais un sujet intelligent inséré au sein de chaînes de communication, où il déploie son autonomie dans le cadre d’un programme orienté mais évolutif en fonction de l’évolution des circonstances. En compressant les délais de l’adaptation, de tels dispositions favorisent la réactivité et la flexibilité. En nourrissant en temps réel la base de connaissance indispensable à la conduite d’une stratégie, le cyber-combattant participe à la conduite des opérations. Ces bouleversements modifient dès à présent non seulement la stratégie au niveau militaire, mais aussi aux niveaux politique, économique et culturel dans l’espace international. Face à la réalité de ce changement, il serait dommageable d’adopter confusément à la fois les outils de cette nouvelle donne et des manières d’usage liées à une culture. La rapidité avec laquelle la machine nord-américaine conceptualise et met en œuvre ces mutations incite trop souvent à jeter l’éponge de la réflexion autonome au profit d’un suivisme épuisant et guère en faveur de l’initiative. En livrant, sans les dissocier, produits et usages, les modes sont porteuses d’une influence insidieuse. La grammaire qui les génère est toujours plus stimulante et créative que le prêt-à-penser magiquement présenté comme la panacée. Placées dans une perspective historique, l’intelligence économique et de la guerre de l’information8prennent une dimension plus réaliste.
Par nature, la stratégie, où des volontés se confrontent, ne saurait être une science exacte au sens donné par Claude Bernard. Dans cet art de la combinatoire dans le temps et dans l’espace de moyens hétérogènes au service d’une fin, les mêmes conditions ne produisent pas forcément les mêmes effets. Ce qui réussit magistralement lors de la guerre du Golfe ne peut être érigé en dogme. Les conditions furent exceptionnelles, l’avantage et la surprise jouèrent aux côtés de la coalition onusienne et le dépourvu dans le camp irakien. À l’avenir, les systèmes d’information et de communication seront très vraisemblablement l’objet d’une bataille dans les deux sens qui ne se limitera pas à un théâtre géographiquement circonscrit. L’histoire enseigne et démontre bien au-delà du nécessaire que l’arme absolue est un non-sens stratégique9Goliath finit toujours par rencontrer David, l’hégémonie endort et rend sourd10là où l’état de dominé stimule l’imagination et la créativité. La culture stratégique de la Chine traditionnelle recommande, dans une parfaite logique de jeu de go, la création de dispositifs maintenant un avantage relatif de préférence au désir épuisant de dominer sans partage.11
Le principe d’intelligence
Comment interpréter les changements en cours à la lumière de la tradition française en matière de pensée stratégique ? La référence aux deux hyper-principes12de Ferdinand Foch, à savoir la liberté d’action et l’économie des forces, s’impose d’emblée, mais nous en adjoindrons un troisième que nous appellerons intelligence 13Un tel principe doit être lu comme un effort constant et triple de clairvoyance en terme de positionnement par rapport à soi et aux finalités que l’on poursuit, aux autres acteurs situés sur des terrains communs ou proches, et enfin aux modifications des circonstances et des environnements dit utiles. Cette vigilance panoramique et prospective à l’égard des tendances et des ruptures qui agitent le monde représente un préalable à l’adaptation tout comme à l’anticipation. Vouloir durer, se maintenir et se développer en l’absence de cet effort permanent serait aujourd’hui pure illusion. Il s’agit essentiellement d’un travail d’information et de distanciation14 qui passe par la modification des points de vue pour comprendre les logiques et les stratégies en œuvre. La clairvoyance sur ses propres filtres de perception et systèmes de valeurs représente aussi un puissant antidote à la désinformation et à la manipulation.
Le principe d’intelligence15apparaît d’autant plus nécessaire que la complexité, l’hétérogénéité et la dispersion spatiale des moyens d’action s’accroissent. L’ignorance de l’influence des conditions de l’espace et du temps sur son projet propre condamne au hasard et aux périls de l’imprévision dans un monde vaste et perturbé dont l’équilibre se réalise au sein d’une agitation génératrice de potentiels et de bifurcations parfois soudaines qui redistribuent rapidement les cartes et les rôles. "Faute d’une idée générale, d’une philosophie, nous avons flotté au gré des vents adverses, subissant les assauts de philosophies dynamiques qui nous étaient opposées. Leur valeur intrinsèque, souvent faible, on l’a bien vu, importait moins que leur cohérence" 16C’est pour éviter le renouvellement de ce constat amer émis par André Beaufre après le traumatisme de 1940 que l’application de ce principe d’intelligence nourrit en permanence ceux de liberté et d’économie, et fonctionne à l’image d’un véritable GPS (global positioning system).
Le principe de liberté et l’information
Le lien entre liberté d’action et information est très étroit. Pour Ferdinand Foch, ce principe mesure le degré d’indépendance d’un acteur en matière de conception, de choix décisionnels et de mise en œuvre, par rapport au niveau de contrainte et de pression de son environnement sur un théâtre donné et/ou par rapport à un ou plusieurs autres acteurs. Plus le même dispose d’une somme élevée d’alternatives et peut se déterminer souverainement, plus sa liberté d’action est grande et vice versa. Le fait que les États-Unis d’Amérique refusent, en 1997, à une voix contre quatorze, l’élection du secrétaire général de l’ONU, indique qu’ils y disposaient d’une liberté d’action à peu près totale. Qu’elle se joue en somme nulle en cas de conflit, ou variable en cas de coopération ou de négociation17la liberté d’action est relative et repose aussi sur l’intelligence des situations. Selon Sun Zi18la connaissance de soi et de celle de l’autre assure la réussite de toute entreprise car on sait dès lors quand, où et comment s’engager ou ne pas s’engager. La conquête de la liberté d’action est d’autant plus à portée de main qu’un niveau d’information rend apte à rendre prévisible le comportement de l’adversité ou de la concurrence. Le renseignement est aussi l’ingrédient naturel de la manipulation, voire de l’instrumentalisation de la stratégie des tiers, recomposée dans une autre plus englobante.
La marge de liberté s’acquiert positivement à travers l’information, mais aussi en interdisant l’accès à celle-ci. Plonger l’autre dans l’incertitude quant aux options du même, l’empêcher de voir et de mettre en œuvre ses systèmes de communication, l’épuise et l’oblige à se préparer partout pour être fort nulle part. Mais, si l’information pour soi et sa privation pour l’autre représente une condition nécessaire, elle n’en est pas pour autant suffisante. Les joueurs d’échecs savent qu’une erreur tactique peut être fatale, même en dépit d’un déséquilibre stratégique nettement favorable. Il arrive qu’en profitant de rythmiques et de créneaux étroits, un acteur dominé renverse une situation. Le souci de l’augmentation permanente de la liberté d’action ne doit pas faire oublier l’objectif concret de la décision et/ou du changement qualitatif. Il fallut cent heures d’action par voie terrestre pour mettre un terme à la guerre du Golfe, mais cette rapidité supposa le préalable de sept mille heures de préparation et de mille heures d’opérations aériennes pour anéantir les systèmes de communication et de commandement irakiens. Tout comme la stratégie, l’information et la communication ne représentent pas des fins en soi.
L’économie des moyens et la communication
C’est à la communication que ce troisième principe est très étroitement lié. Optimiser l’usage des ressources est à la base du fonctionnement des empires où une région-centre domine un espace démesurément grand par rapport à la petitesse de ses moyens disponibles. "Qu’un petit pays, avec une faible armée, ait été capable de réunir sous son empire les régions les plus convoitées de la terre et de le faire aux dépens des plus grandes puissances militaires, c’est là un paradoxe que ces puissances admettent difficilement" 19À la fin du XVIIIe siècle, la disproportion démographique entre le Royaume-Uni et la France penchait nettement en faveur de celui-ci selon un facteur de deux et demi, soit dix millions d’âmes contre vingt-six millions. Consciente de sa dépendance par rapport à la mer, l’Angleterre organisa l’ensemble de ses moyens en un "organisme complexe dirigé d’un centre commun et assez élastique pour lui permettre de couvrir un vaste champ en assurant le soutien mutuel des divers éléments" 20
Ce que les Anglais réussirent magistralement sur l’élément liquide et au-delà, Napoléon Bonaparte, pour qui la stratégie consistait à couper les communications adverses, le mit en œuvre sur terre en développant le principe divisionnaire annoncé par Guibert21Diviser une masse pour la rendre plus adaptable aux dangers et aux occasions, plus rapide dans ses mouvements et plus libre par rapport aux contraintes géographiques ne put voir le jour en dehors de l’existence d’une articulation communicationnelle qui fit tenir l’ensemble des corps de troupes dispersés dans la main de l’Empereur. Un tel dispositif en filet renforçait l’incertitude et l’inconfort dans le camp opposé, rendu incapable de prévoir le lieu de la concentration des efforts. Le gain de liberté résultait de l’excellence de l’économie. Ce faisant, l’Empereur créait les premiers SIC 22Systèmes d’Information et de Communication ou de Commandement ! L’efficacité, en dépit et à cause de la dispersion physique des divisions de Napoléon23n’était possible que grâce au S.I.C. qui lui permettait, en fonction du renseignement et de son génie propre, de les faire confluer là où il identifiait une vulnérabilité dans le dispositif adverse.
L’économie des forces consiste en l’art d’articuler les voies et les moyens dans un système communiquant permettant les appuis réciproques, la dispersion et la concentration, et le jeu entre information et désinformation. Comme la pente fait converger en une seule masse les petites billes de mercure entraînées par la gravité, l’application du principe d’existence unifie et participe aux conditions de l’économie. Napoléon put concentrer la totalité de ses moyens contre des fractions adverses et atteindre la décision jusqu’aux jours où les autres apprirent de ses innovations. Déconnecté, Grouchy demeura hors de cause et inutile quand le Prussien Blücher arrivait à un point décisif nommé Waterloo ! L’économie des forces joua en faveur des coalisés. Si, au XIXe siècle, la communication permit de solutionner la gestion de masses importantes, au tournant du XXIe, c’est encore elle qui assure l’efficacité des agencements économiques et financiers complexes fonctionnant en temps réel. Mais, avec la sophistication, croît aussi la vulnérabilité des systèmes, dont les défaillances peuvent s’enchaîner en cascade.
Arpanet et la virtualisation du principe d’économie
Aujourd’hui, les réseaux de communication électronique permettent de considérables gains de temps en mobilisant des composantes hétérogènes spatialement dispersées mais rassemblées virtuellement dans un métasystème orienté. Nous assistons à la reproduction de l’innovation napoléonienne, fille de Guibert. Distribué en filet, le système n’est plus géographiquement localisé et l’information représente l’influx de base de cette virtualisation du principe d’économie. À la différence du SIC pyramidal qui permit à l’Empereur de tenir son monde au service de son art tout d’exécution, la conception horizontale d’Arpanet suppose la réalité d’une intelligence distribuée autant au niveau de la capture d’information que de son traitement24De cette articulation en réseau résulte l’action d’un seul et même organisme dans ses adaptations en temps réel au service d’un dessein ou d’un objectif plus spécifique.
Les bases de connaissance qui centralisent l’information nécessaire à la conduite d’un projet ou d’un dessein constituent un nouvel élément stratégique. Dans le domaine politique, économique, culturel ou militaire, chacun y puise et l’enrichit, spécifiquement en fonction de sa tâche particulière et globalement pour l’insérer dans une synergie. Une base de connaissance articule des voies pyramidales et horizontales de communication et maintient ses stocks de données en interaction permanente avec les flux. En situation conflictuelle ou concurrentielle, le différentiel d’information qu’elles créent jouent sur la célérité et l’effectivité supérieures du métasystème du même par rapport à celui de l’autre. Parce que le monde virtuel est fait de flux, les classiques de la stratégie navale reprennent de l’actualité. "L’objet de la concentration navale, comme celui du déploiement stratégique, sera de couvrir la plus grande surface possible tout en conservant souplesse et cohésion de façon à assurer des rapides réunions de deux ou plusieurs parties de l’organisme, en n’importe quel point de la surface couverte, à la volonté du cerveau directeur et surtout une réunion rapide et sûre de l’ensemble au centre stratégique" 25Julian Corbett voyait dans la concentration un effet heureux de la dispersion. Quand on sait que "la stratégie adore le vide" 26la virtualité représente un nouveau moyen de dominer l’espace et d’y maintenir une présence.
L’interconnexion des systèmes de communication électronique au niveau planétaire, le faible coût du "ticket d’entrée", à savoir un micro-ordinateur branché à une ligne téléphonique, le haut potentiel de contamination sans véritables limites spatiales et le pouvoir démultiplicateur de la machinerie téléprésentielle génèrent une nouvelle dimension dans la stratégie. Le 11 février 1995, une poignée d’internautes mobilisée virtuellement par le sous-commandant Marcos prive de liberté d’action le gouvernement mexicain présenté comme engagé dans une offensive tactique sanglante contre les populations du Chiapas. Au moyen d’un communiqué alarmiste diffusé sur la Toile, les zapatistes réalisèrent en profondeur un fantastique contre stratégique virtuel en misant sur les effets démultiplicateurs assurés par chaque internaute, capteur-traiteur-rediffuseur27que les médias de masse orchestrèrent au nom de l’actualité. À l’image de la maîtrise des mers, l’ordre du jour médiatique fonctionne de manière excluante au profit de celui qui saisit puis entretient l’initiative au moyen d’un flux d’information. L’initiative, le rythme et le filet virtuel sur mesure des zapatistes immobilisèrent un pouvoir politique mexicain pris au dépourvu et qui dut ensuite battre en retraite.
Généraliser l’enseignement de la stratégie ?
Le souci de l’examen permanent de son positionnement par rapport à son projet (intelligence), à l’environnement, à ses enjeux et aux acteurs qui s’y trouvent suppose un traitement constant d’information et la mise en œuvre de dispositifs de communication. La liberté qu’il s’agit toujours d’amplifier par la connaissances des autres et des terrains passe par l’information. L’optimisation de l’usage des moyens sert la durée et la réalisation du dessein. Les trois principes se conditionnent et s’impliquent mutuellement. Si l’information et la communication sont par nature stratégiques, la généralisation de l’accès aux NTIC28devrait s’accompagner d’une diffusion tout aussi importante de l’enseignement de la stratégie. Plus le nombre de connectés grandit et la réalité réticulaire contamine les foyers, les cultures, les entreprises et les nations, plus la stratégie devrait s’imposer comme une école de "l’art de la rencontre avec l’autre" 29de la distance d’avec soi-même pour "maîtriser la dialectique de l’interaction des volontés" 30et assurer les conditions permanentes de l’apprentissage et de la créativité. Oublions le pléonasme et revenons à la stratégie dont les dimensions et la nécessité demeurent toujours aussi grandes, "affaire vitale pour l’État" selon Sun Zi et Machiavel. La recherche en stratégie et en sciences de l’information et de la communication se rejoignent.
bibliographie
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Notes:
1 Voir à ce propos l’excellent ouvrage de Basil Liddell Hart, Scipion l’Africain, qui montre toute l’importance de la maîtrise des communications maritimes dans les guerres puniques.
2 Sur l’histoire des techniques de communication dans leurs relations avec la stratégie, on se rapportera utilement aux ouvrages de Armand Mattelart, notamment La comunication-monde, histoire des idées et des stratégies, 1992.
3 Selon la terminologie de Lucien Poirier. Le même est celui dont on emprunte le point de vue et, par voie de conséquence, la stratégie ; l’autre est celui qui s’oppose à la réalisation de celle-ci.
4 Sir Walter Raleigh, cité par Raoul Castex dans ses Théories Stratégiques.
5 Amiral Castex, Théories stratégiques, Paris, Économica-ISC, tome 1, 1996.
6 Cf. Charles A. Horner, "Guerre de l’information : tempête du désert - implications pour l’avenir", L’armement, décembre 1997.
7 François Géré, La guerre psychologique, Paris, Économica- ISC, 1997.
8 Voir à ce propos l’éditorial de François Géré dans la Lettre de la Fondation pour les Études de Défense, 1997.
9 Edward Luttwak, Le paradoxe de la stratégie, Odile Jacob, 1989.
10 Voir notre roman Le tournoi des dupes, L’Harmattan, 1997.
11 François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996.
12 Jean-Marie Mathey, Comprendre la stratégie, Paris, Économica, Poche Géopolitique, 1995.
13 L’exposé des relations entre information, communication et stratégie, fait actuellement l’objet de la rédaction d’un ouvrage dont l’ambition consiste à faire le pont entre les enseignements et principes issus des grands classiques de la stratégie et la réalité du monde réticulaire des NTIC. L’ouvrage devrait être publié d’ici la fin de l’année 1998.
14 Il est intéressant de rapprocher la portée de ce principe du constat fait par Jean-Marie Albertini sur la raison de l’incapacité des scientifiques à faire de la vulgarisation pour cause de non-distanciation d’avec leur propre discours, et, de ce fait, de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent de prendre en compte une autre perspective explicative que la leur. Dès lors, pour jean-Marie Albertini, la double distanciation est une condition de la possibilité d’une vulgarisation. Cela n’est pas sans rappeler l’une des règles de la communication professionnelle, selon laquelle l’efficacité de la communication se mesure à la réception.
15 Au sens d’être en intelligence avec, de comprendre de l’intérieur.
16 André Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Économica-IFRI, 1985.
17 La théorie des jeux distingue entre les jeux où le gain d’un protagoniste égale la perte d’un autre (jeux à somme constante ou nulle) de ceux où l’enjeu varie avec le temps. Les premiers sont très conflictuels alors que les seconds permettent des coopérations entre acteurs.
18 Sun Zi, L’art de la guerre, Paris, Économica, 1988.
19 Julian Corbett, Principes de stratégie maritime, Économica-FEDN, Paris, 1993.
20 Ibid.
21 Comte de Guibert, Essai général de tactique, 1772.
22 La défaillance de ce ‘SIC" à l’aube de Waterloo contribua à sa défaite.
23 Voir à ce sujet les ouvrages de Hubert Camon, La guerre napoléonienne, Paris, ISc-Économica, 1997 et du général Colin, Les transformations de la guerre, Paris, Économica-ISC, 1989.
24 Dans La culture stratégique américaine, l’influence de Jomini, Paris Économica-FEDN, 1993, Bruno Colson montre combien celle-ci s’est constituée à partir de l’interprétation par Jomini des principes de Napoléon. Il est étonnant de retrouver cette filiation jusque dans Internet.
25 Julian Corbett, op. cit.
26 Pierre Fayard, Le tournoi des dupes, Paris, L’Harmattan, 1997.
27 Pierre Fayard et Pascal Jacques-Gustave, Nouveaux médias et prévention des crises, Paris, Fondation pour les Études de Défense, 1997.
28 Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
29 Guy Labouérie, Stratégie, réflexions et variations, Paris, ADDIM, 1993.
30 André Beaufre, op. cit.
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