Sylvain Cormier - Que fait un gars de Saint-Élie-de-Caxton quand tout l'amène à désespérer du Québec qu'il aime d'amour? Il souffre, mais pas en silence. À la Fête nationale en juin dernier, à l'ADISQ pour saluer Vigneault fin octobre, la voix frémissante d'émotion de Fred Pellerin s'est élevée comme un grand vent dans la toundra de l'«inespérance». Et voilà que survient un nouvel album de chansons, C'est un monde, pour donner à ses mots des maisons qui tiennent debout. Et des poumons à la conversation.
Il était une fois un clip vidéo de Fred Pellerin intitulé La prise de parole de Fred Pellerin, où le Harry Potter de Saint-Élie-de-Caxton nous regardait de bord en bord de la rétine à travers ses lunettes rondes et racontait: «Il était une fois...» C'était aux alentours de la dernière Saint-Jean-Baptiste, et Fred avait sa parlure de Fred, mais un ton qu'on lui connaissait peu: quelque chose comme de la douleur et de la colère en même temps. L'histoire était une histoire de pays pas accompli, «comme un bout de voile taillé d'avance pour un bateau qui était pas là», une histoire de destin plombé qui se noyait dans une tristesse imbuvable de fin finale de rêve: «Il était une fois... Il était une fois jusqu'à hier... Il était une fois jusqu'à maintenant... [...] Peut-être que l'histoire nous a joué un tour, peut-être qu'il n'est plus une fois, peut-être qu'il n'est plus aucune fois.»
Trémolo viral
La note d'espoir à la fin du clip ne rendait que plus chavirant le regard embué, le trémolo pas rigolo dans la région de la glotte, la passion et la souffrance d'un homme rapaillé. Le clip a viré le Web à l'envers et viré viral vite fait. As-tu vu Fred? Va voir Fred. Tout le monde a été voir Fred, n'en est pas revenu de le voir dans cet état-là. Forcément, c'est de ça que je veux lui parler aujourd'hui, au moins autant que du nouvel album qui nous amène en ville. Qu'est-ce qui t'a pris, Fred? «Moi, je déborde...», résume-t-il de son bord de la table, à peine assis. «Ce que j'ai dit, ce que je dis, c'est que ça me fait vraiment mal, l'actuel de la québécitude, l'état du projet. Je serais porté à penser que c'est mort, l'affaire, mais je peux pas me faire à l'idée que c'est mort, l'affaire! J'ose même plus dire pays, y a trop d'équipes qui ont accaparé le mot. Sauf que le citoyen se questionne. J'ai mal à mon monde, et c'est pas de la poésie.»
Le grand débordement
Encore le regard embué. En direct et en personne. Au gala de l'ADISQ, quand il a présenté le coup de chapeau à monsieur Vigneault, ça lui a pris encore: le trémolo, l'essuie-glace pour les lunettes, le drapeau pas de mât et la presque supplique au poète. «Montre-nous le chemin que tu connais, dis-nous que ça s'peut de changer un boutte du monde avec les chansons...» Vigneault lui-même avait les yeux dans l'eau, c'est contagieux. «Quand j'ai vu l'oeil bleu de Vigneault, je me suis demandé si j'allais toffer la run...» Il jure qu'il n'a pas vu venir «la déferlante» qui a déferlé encore plus fort après l'ADISQ qu'après sa «prise de parole» en juin. Récupération tous bords tous côtés, c'était à qui enroulerait Fred autour du mât. Après Félix, Vigneault, Chartrand, Desjardins, René Lévesque, Falardeau, Fred Pellerin le dernier Québécois? «On s'est approprié le texte de toutes sortes de manières. Moi, j'ai voulu saluer Vigneault, c'était pas pensé autrement, mais quand ça déborde, ça déborde.»
La saison de Fred
Salutaire débordement, lui dis-je. Pas grand-chose n'arrive sans débordement. Après le printemps arabe, la saison de Fred. «Ça bouillonne dans le chaudron, je suis pas tout seul. La république, d'Hugo Latulippe, c'est fort, son documentaire, ça fait table rase. Ça pose la question: nous autres, on est qui? Autour de quoi on se rassemble? Quand je vois ça, quand je vois du Miron chez un disquaire, Séguin, Martin Léon, les hommes rapaillés sur scène à l'ADISQ, quand je vois les indignés, je me dis qu'on est quand même plusieurs à proposer un calcul autre que celui du chiffre.»
Il y a aussi du chiffre qui réjouit. De bons signes. Il y a les dizaines de milliers d'exemplaires des albums des Douze hommes rapaillés et les 140 000 du premier album de Fred Pellerin, phénoménal Silence. Le silence le plus entendu à la grandeur du territoire. «Et on n'a tourné à aucune radio, à part Radio-Canada et les communautaires. Ça, c'est du grand encouragement. Ça me donne de la confiance quand je prends le crachoir. Je m'accroche à ces signes-là. Parce que les autorités en place ne me donnent pas place à espérer.»
Chanteur sans s'excuser
Un album tant aimé, trois Félix pour un spectacle de chansons donné même pas vingt fois à Saint-Élie-de-Caxton, ça finit par faire penser à un extraordinaire conteur qu'il est peut-être chanteur pour vrai. Et ça s'entend sur l'album d'après. «Ça t'aide à faire ton chemin dans ta définition de toi-même, c'est sûr.» Au début, Fred sortait l'harmonica pour se donner le temps de souffler entre les contes, podorythmait pour que les contes aient de la ponctuation. Et puis il a risqué des chansons. «C'était des entrecontes», dit-il. Avec son frère Nicolas, il s'était offert une récréation trad. Et les chansons du premier album solo sont devenues un album de chansons parce que rassemblées: elles avaient été enregistrées séparément, à la sauvette, entre les spectacles de la même façon qu'elles étaient chantées entre les contes. C'est toute la différence avec C'est un monde. Comme dit le titre, c'est un monde. «Autant dans la prise de son, l'ambiance, les arrangements [clarinette et violon, guitares, merveille!], y a une unité de ton. Ç'a pas été fait une toune à la fois quand je trouvais le temps. On a ouvert les treize chantiers du même coup...»
Après Mille après mille
Ça donne du Fred Pellerin encore plus Fred Pellerin. D'autant qu'il n'y a plus la familiarité des Mille après mille, Quand vous mourrez de vos amours et autres Mommy, qui traçaient sur Silence un chemin balisé. «Qui hait Mille après mille? L'oreille était déjà un peu amadouée. Là, c'est toutte du neuf, c'est mon p'tit stress. Faut bien se risquer pour avancer, hein?»
En effet, ce coup-ci, il y a des attentes. Élevées. La satisfaction est conséquente: C'est un monde, c'est tout un monde. Avec de grands couplets délicats sur la condition humaine (Petite misère, Ozone), des chansons d'amour à rendre amoureux (Vienne l'amour, Retenir le printemps), des chansons pour entretenir le désir (la goûteuse Relish, signée Denis Massé, des Tireux d'roches) et des chansons d'appartenance: Y en a qui partent, Rentrer chez nous, et surtout La mère-chanson, qui clôt le disque par un immense sing-along d'espérance.
La mère-chanson: un grand texte qui reprend en des mots qui se chantent ce que disait Fred dans son clip de La prise de parole, dans sa présentation à l'ADISQ. Un voyage à travers le désenchantement, qui commence avec des «enfants du partir lancés dans l'horizon, le vent dans l'avenir», devenus peu à peu des «chacun de son bord» auxquels il souhaite «se recroiser l'idée dans la même chanson». Mère-chanson comme dans mère-patrie, vous l'aurez compris. «C'est ma chanson de solidarité. On se morcelle, ça fait peur, faut faire de quoi. Au moins commencer par retrouver les mots.»
Fred Pellerin - Le dernier des Québécois?
«Un continent perdu dont je rêve et j'espagne» - Fred Pellerin, C'est un monde
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