Je ne puis résister à la tentation de vous raconter cette anecdote. Pendant que faisait rage au Québec un curieux débat sur le bilinguisme, j'étais à Bruxelles en train de pratiquer le mien, de bilinguisme.
J'y étais pour interviewer quatre spécialistes du commerce international, domaine où l'anglais domine sans partage. Originaires de toute l'Europe, ils étaient liés de près ou de loin à l'Union européenne, où l'anglais est la langue principale de communication, bien que pas du tout exclusive.
Aucun de mes interlocuteurs n'était de langue maternelle française. Or, à ma grande surprise, trois d'entre eux m'ont accordé une entrevue en français alors que je m'étais d'abord adressé à eux en anglais. Avec chacun, j'ai pu converser pendant plus d'une heure, la qualité de leur français dépassant de loin celle de Stephen Harper.
Seul mon quatrième interlocuteur a dû répondre à mes questions en anglais faute d'une maîtrise suffisante du français. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu'il s'agissait en fait d'un jeune Italien de Montréal qui avait grandi dans l'arrondissement de Saint-Léonard. Situation humiliante s'il en est une, c'est en anglais que j'ai dû interviewer mon propre compatriote, fils d'un immigrant italien accueilli par ce Québec ouvert au monde et à l'immigration. Bref, un enfant de la loi 101!
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L'anecdote égratigne quelques-unes des balivernes, véhiculées chez nous à propos du «bilinguisme parfait». Elle devrait permettre de comprendre que l'école et les gadgets pédagogiques jouent un rôle finalement secondaire dans le bilinguisme d'une population. La preuve en est que les Africains, parmi les plus multilingues du monde, n'ont souvent même pas fréquenté l'école. Ce n'est pas l'école qui a fait des Africains ou des Arabes de «parfaits» bilingues, mais le colonialisme. Au fond, les causes de notre bilinguisme et du leur ne sont peut-être pas si différentes. À la nuance près que les Québécois ont la chance d'avoir pour langue maternelle une grande langue internationale.
Si ce n'est pas l'école ni les miraculeuses techniques d'immersion qui fabriquent les «parfaits» bilingues, qu'est-ce donc? La nécessité, tout simplement, qui est la mère de l'invention, comme disait Platon. Supprimez demain le doublage des films américains et les modes d'emploi en français et vous verrez le Québec se bilinguiser dans le temps de le dire de Gatineau à Gaspé.
C'est exactement ce qui explique le bilinguisme si souvent cité en exemple des Suédois, des Néerlandais et des Danois. Oubliez la belle pédagogie! L'immersion, c'est devant leur télévision que les Scandinaves la pratiquent. Dans ces pays où les films ne sont pratiquement jamais doublés, l'anglais est partout, sur les écrans comme à la radio. Sa présence n'y est d'ailleurs pas toujours ressentie comme une invasion, probablement à cause de la proximité linguistique, culturelle, géographique et même religieuse avec l'Angleterre.
Il existe une autre raison essentielle pour laquelle le Québec n'a pas à se comparer aux pays du nord de l'Europe. Aucun d'entre eux ne parle une grande langue internationale. La langue la plus internationale y est le néerlandais, parlé par à peine 28 millions de personnes. Le norvégien, lui, ne compte que 4,5 millions de locuteurs. Une goutte d'eau à côté des 200 millions de francophones, des 392 millions d'hispanophones et des 508 millions d'anglophones.
L'a-t-on remarqué? Les Québécois ont l'inestimable privilège de parler une des trois principales langues internationales. Le français est même la deuxième langue seconde enseignée dans le monde. Contrairement au norvégien et au néerlandais, il donne accès à presque tout le cinéma international, à la télévision et à l'essentiel d'Internet. Les férus de littérature ont avantage à parler le français puisque les maisons d'édition françaises traduisent chaque année plus de romans étrangers que les éditeurs américains, qui attendent généralement que les auteurs étrangers daignent écrire en anglais. Même chose pour le doublage des films étrangers. Y a-t-il dans toute l'anglophonie un périodique plus international que le Courrier international, publié en français à Paris, et une télévision plus multinationale que TV5?
C'est le grand Jacques Ferron qui écrivait avec justesse que la coexistence de deux langues de grande civilisation, comme le français et l'anglais (ou l'anglais et l'espagnol), posera toujours plus de problèmes. Selon lui, cette confrontation ne pouvait d'ailleurs mener qu'à l'assimilation d'un groupe linguistique par l'autre. En matière de langue, j'ai tendance à faire moins confiance aux politiciens qu'aux écrivains.
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Parlant de bilinguisme, récemment, le cahier littéraire du Monde nous faisait découvrir un des traducteurs les plus demandés de Paris. Pierre-Emmanuel Dauzat traduit une quinzaine de langues, dont l'anglais, l'allemand, le suédois et l'hébreu. Dauzat est-il pour autant polyglotte? Pas le moins du monde! «Même en anglais, dit-il, je suis incapable de dire deux mots.» Ainsi en va-t-il du bilinguisme «parfait» dont Dauzat n'a tout simplement jamais ressenti le besoin, malgré son exceptionnelle connaissance des langues.
Dans une conférence prononcée à l'université Harvard, le célèbre juge madrilène Baltasar Garzón, qui donne des conférences dans le monde entier, avait expliqué que, s'il avait trouvé le temps d'apprendre un excellent français, il n'avait jamais trouvé celui d'apprendre l'anglais. À Berlin, à Moscou, à Madrid et à Paris, il n'est pas rare que des personnalités de premier plan ne parlent pas l'anglais. Et ce n'est pas faute de l'avoir étudié à l'école. François Mitterrand préférait certainement relire Proust plutôt que de perdre un temps précieux à apprendre à commander en anglais un hamburger qu'il n'aurait de toute façon jamais mangé.
Vu sous cet angle, les Québécois n'ont pas le moins du monde à rougir de leur niveau déjà fort appréciable de bilinguisme si on le compare à celui du reste du monde. Je me souviendrai toujours que, lors de son passage à Paris, le Cirque du Soleil, fleuron de la nouvelle culture québécoise, avait fait passer toutes ses entrevues d'embauche en anglais.
Plus bilingue, tu meurs!
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crioux@ledevoir.com
En passant par Bruxelles
les Québécois n’ont pas le moins du monde à rougir de leur niveau déjà fort appréciable de bilinguisme si on le compare à celui du reste du monde.
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