Un système de santé gelé par la technocratie

Commission Castonguay



Le comité Castonguay vient à peine de déposer son rapport que déjà les commentaires d'experts et d'analystes médiatiques fusent de toutes parts. Certains trouvent que le rapport a plein de bon sens, qu'il faut mettre en place certaines mesures pour freiner l'hémorragie financière et augmenter l'efficacité des services médicaux; d'autres demeurent sceptiques devant autant de recommandations qui, encore une fois, augmentent la charge des contribuables sans garantir dans un proche avenir un meilleur accès à des soins et à des services sociaux de qualité.
En contexte de gouvernement minoritaire, le ministre Couillard a préféré jouer la carte de la «prudence», celle qui risque le moins de jouer en sa défaveur en vue des prochaines élections.
Le vrai problème
Mais le coeur du problème pourrait-il se loger ailleurs, dans la bureaucratie par exemple? Avec la réforme Couillard, qui a eu pour corollaire la création de 95 réseaux de services intégrés de services au Québec, on assiste à une véritable excroissance de l'appareil technobureaucratique. Jamais notre système public n'aura compté autant de cadres, autant de paliers hiérarchiques, et jamais les réseaux de communication n'auront été aussi complexes, voire enchevêtrés! Pendant ce temps, à la base, on constate un essoufflement généralisé des professionnels qui, de jour en jour, apparaissent dépassés par une forte demande, en constante augmentation.
Or, si le rapport Castonguay s'est essentiellement intéressé au financement de notre système de santé (entendons ici surtout la dimension strictement médicale), les services sociaux, pourtant partie prenante de ce système, ne s'en portent pas mieux! Enlisées dans un fatras de procédures et contaminées par une culture gestionnaire, nos organisations de santé et de services sociaux semblent en effet de moins en moins aptes à répondre aux besoins de la population, encore moins à ceux des gens «en situation de grande vulnérabilité».
Car, dorénavant, ce sont les experts et les gestionnaires qui, sur la base de données probantes, contrôlent les «input» et les «output» du système. Le secteur du maintien à domicile est particulièrement ravagé par cette maladie des chiffres, qui tend à disqualifier les besoins réels des personnes les plus vulnérables de notre société.
Délire technocratique
Aujourd'hui, sur le terrain, il ne reste plus grand place pour l'autonomie professionnelle, encore moins pour ouvrir le dialogue avec les «personnes dans le besoin». Pendant qu'une armée de gestionnaires s'affairent à développer des stratégies pour accroître la productivité et l'efficience de leurs organisations, des milliers d'intervenants travaillent sans relâche pour tenter de débourrer les listes d'attente et pour rencontrer un maximum de clients, afin d'atteindre les cibles de gestion fixées par les Agences de Santé et de Services sociaux.
Car, aujourd'hui, ce qui compte vraiment dans nos services de maintien à domicile, ce n'est plus tant la réalité des gens «en situation de besoin», mais bien le nombre et la qualité de retranscriptions statistiques faites par les intervenants. C'est d'ailleurs dans cette optique que travaillent, en coulisses, des chercheurs, spécialement mandatés pour «chiffrer» le réel afin de mieux maîtriser le facteur humain qui, en raison de son imprévisibilité ontologique, génère des coûts exorbitants pour le système. Force est de le constater: en agissant ainsi, on est en train d'instaurer une véritable tyrannie des chiffres.
De toute évidence, au milieu de cette bataille chiffrée, la personne humaine se retrouve dépossédée de son statut de citoyen. Car ce n'est plus à sa demande d'aide que le système tente de répondre, mais bien à des cibles statistiques, basées sur des données épidémiologiques. Autrement dit, l'histoire de la personne «malade», son projet de vie et ses caractéristiques comptent pour bien peu de choses devant un système qui n'a de considération que pour son «profil clientèle».
Du Powerpoint au terrain
Depuis quelques années, l'utilisation systématique d'outils standardisés d'évaluation et de reddition de comptes, notamment dans les pratiques de maintien à domicile, aura participé à confondre le plan réel avec le plan virtuel. Autrement dit, le monde (informatique) dans lequel sont appelés à travailler les intervenants n'est pas le monde humain pour lequel ils ont été formés. Déchirés par une double obligation, qui consiste d'une part à répondre aux besoins des clients (plan réel) et, d'autre part, à remplir leurs statistiques (plan virtuel), les intervenants sont forcés de faire le grand écart et de répondre à des commandes administratives qui leur apparaissent souvent aberrantes.
Oui vraiment, les statistiques occupent beaucoup trop de place dans nos grandes organisations de soins de santé et de services sociaux. Oui vraiment, ces mécanismes de contrôle consomment beaucoup de temps, d'énergie et d'argent (mais cela crée aussi de l'emploi!) et nuisent à la productivité. À force de se disputer au quotidien avec les menus déroulants pour trouver l'étiquette qui reflète le plus l'acte professionnel effectué, l'intervenant en vient à perdre la tête. Celui-ci ne sait plus si l'intervention qu'il vient de faire rentre dans les statistiques ou bien doit s'effacer devant la logique implacable des chiffres.
Subrepticement, l'intervenant non avisé en vient à accorder davantage d'importance à la dimension administrative de son travail, au détriment du véritable travail clinique auprès de la clientèle.
Statistiques coûteuses
Évidemment, il existe pour lui quelques échappatoires, des étiquettes statistiques fourre-tout à l'intérieur desquelles il peut faire rentrer n'importe quoi, comme des «services en lien avec perte d'autonomie», des «problèmes sociaux divers», un «risque d'atteinte à l'intégrité physique», etc. Mais quand une entrée statistique signifie une chose et plusieurs autres, on convient qu'une telle démarche ne vaut pas grand-chose... et coûte cher au système!
Et pourtant! Les Agences régionales (nos anciennes Régies régionales de santé et de services sociaux) et le ministère accordent beaucoup d'importance à la compilation des données statistiques que remplissent les intervenants du terrain. À l'aide d'instruments sophistiqués d'interprétation de données, des technocrates tentent périodiquement de dégager des tendances relativement à certaines catégories de la population. De même, ils établissent des comparaisons entre la performance d'un secteur d'un CSSS avec le même secteur dans un autre CSSS, afin de stimuler la productivité. Tout cela sans être tributaire du jugement clinique complexe que devraient poser les professionnels sur la situation de vie de leurs clients!
En clair, l'aboutissement d'années de travail à recueillir des données statistiques «censées rendre compte» de la réalité terrain aura, à terme, mené à une cassure entre le discours et la pratique. Progressivement, le jugement des professionnels aura été tassé pour laisser place à des logiciels hyperperformants de traitement de l'information, censés rendre compte des faits avec exactitude. Mais, en fait, plutôt que de coller à la réalité du terrain, cet exercice n'aura servi qu'à redéfinir le réel et à l'organiser dans un langage intelligible pour les gestionnaires, et facilement transmissible pour s'accorder avec un agenda ministériel.
Choisir l'humain, ou privilégier la machine?
De toute évidence, la principale erreur de la dernière réforme aura été de forger l'attente populaire qu'il était encore possible de faire davantage avec les mêmes ressources, et que, pourvu d'injecter quelques centaines de millions dans le système on pouvait arriver à répondre à la demande. Or cela ne peut être, en partie, vrai que dans la mesure où l'on ajoute des ressources au bon endroit. Car les ressources humaines sur le terrain ont leurs limites... Malheureusement, l'adhésion naïve et spontanée de nos cadres au modèle positiviste, selon lequel on peut gérer une entreprise de services et de soins «humains» comme une manufacture de chaussures, continue de porter atteinte aux besoins des clients et conduit bien des professionnels à l'épuisement.
Parce que l'anonymat de nos grandes organisations pose un défi d'adaptation inégalé pour la plupart des intervenants, qui tentent de survivre, en tâchant de joindre les deux bouts: satisfaire les besoins des clients et satisfaire les exigence de productivité de leurs employeurs. D'ailleurs, en situation de stress, on s'en doute, la solidarité entre collègues passe au second plan. De sorte que, dans un domaine où l'on valorisait une éthique de conviction fondée sur l'entraide et la compassion, on retrouve aujourd'hui une éthique de résultats fondée sur la performance, l'avancement de carrière et du chacun pour soi.
Avec cette réforme, ce sont essentiellement les structures et les procédures qui auront absorbé le plus de temps, le plus d'énergie et d'argent. En réalité, cette réforme n'aura pas fait davantage que les précédentes: elle a, encore une fois, brassé les 54 mêmes cartes, puis les aura disposées autrement. Encore une fois, plutôt que d'investir dans le coeur et dans le ventre des intervenants qui travaillent intensivement auprès des personnes «dans le besoin», des sommes colossales d'argent auront été investies à enrichir le discours, qui déjà souffre d'embonpoint!
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Mélanie Béliveau, Médecin de famille en Estrie
David Bergeron, Travailleur social en Estrie


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