Un carnage sans fin

À moins d'un retrait total d'Irak, Washington et Londres entretiendront la guerre et propageront la violence

Géopolitique — Proche-Orient



Le week-end dernier a été sanglant en Irak, titraient lundi à peu près tous les journaux du monde. En fait, chaque jour est sanglant en Irak depuis que les administrations Bush et Blair ont délibérément transformé ce pays en champ de tir et en abattoir. Selon le ministre irakien de la santé, quelque 100000 à 150000 de ses compatriotes sont morts depuis la funeste invasion de 2003.
Ce carnage va-t-il finir un jour? Washington et Londres voudraient nous le faire croire: les deux capitales chercheraient des solutions afin, dit-on, de faire cesser la boucherie. C'est faux. Les options étudiées visent plutôt à s'incruster tout en contenant la descente aux enfers. À moins d'un retrait total, Washington et Londres entretiendront la guerre et propageront la violence.
La commission Baker
Depuis quelques jours, tous les yeux sont rivés sur les travaux de la commission Baker, du nom de l'ancien secrétaire d'État américain, James Baker, sous la présidence de Bush père. La commission, composée de personnalités démocrates et républicaines, a été mise sur pied au début de l'année et a reçu comme mandat de réexaminer la stratégie et les objectifs américains en Irak. Elle s'est rendue sur place, elle a entendu à peu près tous les spécialistes de politiques étrangères des États-Unis et, lundi et hier, elle a auditionné le président Bush et le premier ministre britannique. Baker et son coprésident, le démocrate Lee Hamilton, ont promis de retourner chaque pierre et de n'écarter aucune option, même les plus traumatisantes.
Pourtant, il ne faut attendre d'elle aucune proposition révolutionnaire, car les élites politiques sont profondément divisées sur la suite à donner au désastre irakien. La Maison-Blanche et la majorité des républicains n'ont pas l'intention de remettre en question les grandes orientations présidentielles telles qu'exprimées avec force et éloquence par le vice-président Dick Cheney la veille de la débâcle républicaine aux élections du 7 novembre.
Connaissant les intentions du président de se débarrasser de son ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, afin de distraire les médias et le public, le vice-président a dit que son patron n'avait pas l'intention de changer de politique en Irak. C'est "en avant toute", a-t-il lancé. Du côté démocrate, une petite majorité pousse l'option d'un retrait en séquence au cours de la prochaine année. Les deux groupes campent sur leurs positions.
Devant ce tableau, la commission Baker veut sauver la face de tout le monde. Elle va plutôt chercher à formuler des suggestions dont l'intérêt sera de créer un consensus parmi ses membres et auprès d'une majorité d'élus républicains et démocrates. Déjà, les fuites dans les médias et les commentaires publics de certains commissaires dessinent les contours du rapport que la commission rendra public dans quelques semaines: déployer plus de soldats, inviter l'Iran et la Syrie à discuter de la situation sur le terrain, soutenir une renégociation de la constitution irakienne afin de tenir compte des griefs des sunnites, et injecter encore plus d'argent et de ressources pour rebâtir les forces de sécurité irakiennes.
Le mur
Toutes ces suggestions ont l'apparence de la séduction. Elles semblent raisonnables et offrent aux uns comme aux autres un espace politique où respirer en attendant un jour meilleur. La Maison-Blanche y trouvera son compte, aucune des suggestions ne remettant en cause la stratégie présidentielle à long terme d'occupation permanente de l'Irak.
Au contraire, cette stratégie pourrait s'en trouver consolidée: plus les Américains seront présents en Irak, plus il sera difficile de prôner le retrait. Pour les démocrates, ces suggestions leur permettront d'éviter de se déchirer avant la présidentielle de 2008 et leur donneront le temps nécessaire pour travailler sur les propositions qu'ils offriront aux électeurs d'ici deux ans.
Je crois que l'immense majorité du grand public n'a pas réellement compris le sens véritable de l'invasion irakienne. Il ne s'agit pas d'instaurer la démocratie ou la liberté. Non, cette intervention est d'abord et avant tout un exercice de vengeance, de destruction, de mise sous tutelle, de fractionnement des territoires, d'affirmation de la puissance américaine, de contrôle des approvisionnements pétroliers. Si cela n'était pas le cas, une autre stratégie aurait été adoptée pour reconstruire, pour panser les plaies, pour rétablir la confiance entre les États-Unis et le monde arabe.
Le moment venu, dans 10 ou 20 ans, les Américains, comme les Britanniques avant eux, frapperont un mur, celui du caractère irréductible des nations du Proche-Orient, et fuiront l'Irak. Il nous faudra alors, nous Occidentaux, recomposer nos liens avec le monde arabe et musulman. Le rapport déposé lundi à Istanbul par un groupe de travail sur la promotion d'une alliance des civilisations entre l'Occident et le monde islamique sera alors un des instruments entre nos mains afin de rétablir les ponts.
Toutefois, il faut dès aujourd'hui nous mettre au travail, car la situation se dégrade à un rythme incroyable, comme le faisait si justement remarquer Kofi Annan en recevant le rapport. Il mettait en garde contre les "événements politiques dans lesquels des peuples musulmans - Irakiens, Afghans, Tchétchènes et surtout sans doute Palestiniens - sont perçus comme les victimes d'actions militaires de puissances non musulmanes", même si certains de ces événements peuvent nous paraître légitimes. Pendant ce temps, les Irakiens vont continuer à crever par milliers.
L'auteur est directeur du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix et professeur invité au GERSI et au CÉRIUM de l'Université de Montréal.


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