Stratégie pour fièvre éthique

De Mulroney à Chrétien, de Duplessis à Bourassa et maintenant Charest, tous ont voulu en finir avec les conflits d'intérêts

Éthique et politique

Le besoin d'éthique politique s'apparente ces temps-ci à une fièvre contagieuse. Ce n'est pas la première «pandémie» du genre. Presque tous les premiers ministres ont été atteints du virus un jour ou l'autre. Attention à la panique, à la précipitation, disent les experts.

Québec -- Le besoin d'éthique se répand comme un virus et il y a de véritables cycles éthiques qui reviennent, comme les pandémies. Tout d'un coup, les cas s'accumulent. La gestion de crise se déclenche. On veut en finir une fois pour toutes avec la maladie de la corruption, des conflits d'intérêts, grâce à un plan implacable.
Pour démontrer le caractère très ancien, voire éternel de ces fièvres, on pourrait remonter jusqu'au régime français, aux frasques de Bigot et aux procès qu'il a dû subir. Plus près de nous et dans une ère démocratique, Maurice Duplessis a «déculotté» l'administration Taschereau en épluchant les comptes publics. Quelques décennies seulement avant que Lesage mette sur pied la commission Salvas pour dénoncer le scandale du gaz naturel, sous Duplessis.
Chaque premier ministre semble vouloir adopter son grand plan pour assainir les moeurs. Seul René Lévesque, avec sa loi sur le financement des partis politiques, a semblé léguer du durable en la matière.
Jean Charest avait promis en 2003 de définir un code de déontologie pour les élus québécois et de nommer un commissaire à l'éthique. Il aura fallu que six ans de discussions aboutissent dans une impasse, mais, en plus, qu'une pandémie de cas douteux, à Montréal comme à Québec, éclate pour que finalement, le chef libéral se décide à faire sa loi. «Le plus vite possible», disait-il jeudi.
Précipitation : danger
Mais attention à la précipitation en ces matières, avertit Yves Boisvert, professeur à l'ENAP et fondateur de la revue Éthique publique. Saisi d'une grande fièvre éthique en 2002, le gouvernement de Bernard Landry, aux prises avec un cas de lobbyisme porcin, fit adopter en catastrophe, avec l'appui unanime de l'opposition, la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme.
Selon Yves Boisvert, lorsqu'une telle loi est faite dans une atmosphère de «gestion de crise», il faut se méfier: «Cette attitude donne habituellement des résultats inquiétants, car cela engendre des dispositifs inopérants, car mal cadrés, développés sans plan d'orientation et d'action précis.» L'exemple classique, en ces matières, est celui du commissaire au lobbyisme, croit M. Boisvert. Si l'idée était intéressante, sa réalisation laisse à désirer. La loi comporte d'importants trous et faiblesses: «Elle ne s'attaque qu'à ceux qui sollicitent, pas à ceux qui acceptent la sollicitation. Le mandat est trop large, le mécanisme de surveillance de surveillance est lourd et il ne permet pas nécessairement de contrôler les sollicitations réelles.» Le commissaire au lobbyisme, André C. Côté, ancien professeur de droit, nous confiait d'ailleurs récemment que «c'est une loi qui comporte sa part de difficultés d'application parce que les concepts dans la loi ne sont pas toujours d'une clarté transcendante». Selon des sources, son départ annoncé (il partira en juin), ne serait pas étranger aux difficultés de la loi, mais aussi au manque de ressources allouées par le Parlement. Yves Boisvert estime que «sans moyens financiers sérieux, aucun commissaire ne peut remplir correctement ses fonctions». Le risque d'agir dans l'urgence est donc de créer des «coquilles vides inefficaces qui se discréditent par leurs interventions chaotiques et peu rigoureuses», déplore M. Boisvert.
Le jour de la marmotte éthique
Au fédéral, les fièvres éthiques ont été nombreuses, soulignent Yves Boisvert et Magalie Jutras, dans un texte à paraître. Les deux politologues rappellent qu'en 1985, le père politique de Jean Charest, Brian Mulroney, avait lancé une initiative contre les conflits d'intérêts. Oui, M. Mulroney, dont la mallette pleine de billets de banque versés par l'homme d'affaires canado-allemand Karlheinz Schreiber fait aujourd'hui l'objet d'une commission d'enquête. En présentant un «programme en sept points», Brian Mulroney déclarait que «pour la première fois dans notre histoire, le gouvernement saisit le Parlement d'un vaste programme d'initiatives concernant l'éthique dans le secteur public». Selon lui, c'était là la preuve que son gouvernement était «déterminé à faire en sorte que les plus hautes normes soient respectées dans la conduite des affaires de l'État». Mulroney fut très actif en matière éthique: il a fait adopter un code régissant les conflits d'intérêts s'appliquant à la fonction publique et un autre qui régit la conduite des titulaires de charge publique en ce qui a trait aux conflits d'intérêts et à l'après-mandat. En 1988, il fait adopter une première loi en matière de lobbyisme.
Si Mulroney s'était fait élire en reprochant certaines nominations de complaisance à John Turner, Jean Chrétien, lui, est élu en 1993 en promettant de faire le ménage et de «restaurer l'intégrité parlementaire». Le chef libéral soulignait qu'«après neuf années de règne conservateur [les Canadiens] n'ont jamais été aussi désabusés par les institutions publiques, les administrations, la classe politique et la chose publique. Pour que le gouvernement joue le rôle constructif qui est le sien, il faut restaurer l'intégrité de nos institutions politiques». Chrétien nomme un conseiller à l'éthique qui n'aura que très peu de pouvoir et qui restera sous la coupe du premier ministre. «Ce n'est qu'en 2002, peu de temps avant son départ et après un long silence de près de huit ans sur les thèmes de l'éthique, de l'intégrité et de la gestion des comportements des agents publics, que Jean Chrétien prend de "nouveaux engagements" et propose un "plan d'action en huit points"», soulignent Boisvert et Jutras. Le scandale des commandites commençait à faire la manchette. En 2003, la vérificatrice générale Sheila Fraser avait vertement dénoncé l'administration libérale. En plein scandale des commandites et tout juste après l'affaire Don Boudria, Jean Chrétien dépose un «plan d'action en huit points» qui comprend notamment la loi C-24, modifiant de manière importante le mode de financement des partis politiques.
Après Chrétien, vint Martin. Lui aussi s'attaqua à la crise de confiance envers les politiciens. En février 2004, il annonce «un "train de mesures" visant à renforcer la transparence, la surveillance, la responsabilisation et la gestion dans tout le secteur public». L'une d'entre elles fut la commission Gomery.
Combien de mesures, au fait? Sept comme Mulroney? Huit, comme Chrétien? Non: 16 «initiatives». Auront-elles permis de «rétablir de lien de confiance entre les citoyens et l'État», s'interrogent Boisvert et Jutras? «Il est permis d'en douter», répondent-ils. La preuve: en 2006, Stephen Harper est élu. Minoritaire, mais élu. Et trois mois après son élection, il annonce un plan d'action en... 13 points, 13 nouvelles mesures «en matière d'éthique et de responsabilité». Il adopte d'ailleurs une Loi fédérale sur la responsabilité. Cette fois, est-ce la bonne?
Peut-être faudrait-il revenir à d'autres principes éthiques. En 1984, deux anciens ministres chargés de présider un groupe de travail sur les conflits d'intérêts, Michael Starr et Mitchell Sharp, avaient souligné qu'à l'époque où ils étaient entrés en politique (1957 pour l'un et 1963 pour l'autre), aucun texte écrit n'indiquait au ministre comment se comporter. «Il n'existait pas non plus de règles écrites concernant les activités des anciens titulaires de charges publiques. La seule règle était celle de l'honneur», soulignaient-ils.
Met-on trop d'espoir dans la capacité du droit, des lois, de moraliser la conduite des femmes et des hommes publics? Peut-être. Dans son discours de Harvard, Alexandre Soljenitsyne déclarait: «Moi qui ai passé toute ma vie sous le communisme, j'affirme qu'une société où il n'existe pas de balance juridique impartiale est une chose horrible. Mais une société qui ne possède en tout et pour tout qu'une balance juridique n'est pas, elle non plus, digne de l'homme. Une société qui s'est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n'utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l'homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l'homme.»


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