Quand la religion se fait droit

En matière de religion, un jugement peut parfois en cacher un autre.

Accommodements et Charte des droits

La semaine dernière, la Cour suprême a donné raison à une femme juive qui poursuivait son mari pour avoir refusé, malgré un contrat, de lui accorder un divorce religieux.

Parce que l'homme défendait son refus au nom de la liberté de religion, on pouvait lire cette décision comme une affirmation des limites de cette liberté.
Il me semble qu'au contraire la Cour suprême a donné des effets juridiques à une obligation purement religieuse. Ce n'est donc pas un cas d'encadrement de la liberté de religion, mais, me semble-t-il, une incorporation du droit religieux dans le droit civil. On ne ferme pas de porte, on en ouvre une, dont on ignore où elle mène.
Dans cette affaire, un couple s'était entendu dans un contrat sur toutes les conditions de leur divorce. Un des articles de ce contrat stipulait que les époux se rendraient sans délai devant un tribunal rabbinique pour obtenir un divorce religieux. Contrairement au droit religieux catholique ou musulman, dans la religion juive, le tribunal religieux ne peut imposer un divorce sans l'autorisation du mari. C'est le mari, et lui seul, qui peut consentir à ce divorce, ou «get».
Sans ce «get», la femme juive reste «enchaînée» à son mari et ne peut se remarier religieusement. Ce qui fait que les enfants issus d'une union subséquente seront des «bâtards» aux yeux de la religion et, eux aussi, incapables de se marier religieusement.
Dans le cas qui nous occupe, le mari n'a pas respecté son engagement et la femme a dû attendre 15 ans pour qu'il daigne se présenter devant un tribunal rabbinique.
La femme l'a poursuivi, arguant que ce délai avait nui à ses chances de remariage. Un premier juge lui a donné raison et lui a accordé 47 500$.
Mais la Cour d'appel du Québec, sous la plume du juge Allan Hilton, avait cassé cette décision. Pourquoi? Parce que cette affaire ne relève pas des tribunaux civils. Même si, formellement, elle se trouve dans un contrat, c'est une obligation religieuse. Il ne saurait être question, non plus, qu'une cour se mêle d'une décision d'annuler un mariage catholique, ou de refuser le mariage d'un couple gai.
Cela me semblait une fort sage décision. Mais la Cour suprême, à sept juges contre deux, en a conclu autrement.
Pour la juge Rosalie Abella, de la majorité, si le get est une obligation morale au départ, il a été incorporé dans un contrat en bonne et due forme, avec des conséquences juridiques possibles. Dans plusieurs pays, notamment en France, on reconnaît cette possibilité. Cette décision a été généralement saluée.
Je suis plutôt d'accord avec les juges Marie Deschamps et Louise Charron, dissidentes. Ce n'est pas aux tribunaux qu'il revient de réformer le droit hébraïque, même si c'est au nom de l'égalité des sexes.
Après tout, la plupart des grandes religions sont profondément sexistes. Si un homme s'engage à accorder un «get», mais qu'il change d'idée le lendemain, qui peut l'y forcer? Peut-on demander une injonction pour l'envoyer de force devant le tribunal rabbinique? Il doit le faire en conscience, après tout. On sait que, même si dans l'immense majorité des cas il est accordé par l'époux, certains s'en servent comme d'une monnaie d'échange contre leur femme. C'est certes déplorable, mais si on ne peut pas obtenir une injonction contre un époux récalcitrant, peut-on lui faire payer des dommages-intérêts sans se mêler de sanctionner des règles religieuses?
«Il a fallu des siècles à l'État canadien pour en arriver à l'équilibre encore précaire que nous connaissons, écrit la juge Deschamps. Au Québec, le passage à la neutralité de l'État est même qualifié de Révolution tranquille. Attacher un opprobre à un enfant né hors du mariage ne serait-il pas glisser dans une sorte de Régression tranquille?» demande-t-elle.
Elle poursuit: «Le rôle des tribunaux ne peut être modifié sans remettre en cause les fondements de la relation entre l'État et la religion. La majorité suggère de procéder au cas par cas. À mon avis, il s'agit d'une approche à courte vue. Le Canada ouvre ses portes à toutes les religions. Toutes ont droit à la même protection, mais non, selon moi, à la fourniture d'armes.»
La sympathie du lecteur va naturellement à l'épouse, manifestement victime d'une forme de manipulation de son ex-mari, qui de son côté a joué les violons de la liberté de religion. On a donc accueilli la décision de la majorité comme une sorte de frein aux abus sous prétexte religieux. Je crois que cette sympathie naturelle a fait en sorte qu'on a sous-estimé les possibles effets pervers de cette décision.
Il s'agissait d'une question de droit civil, qui aurait dû se régler comme le suggérait le juge Hilton: que les rabbins s'occupent de leur droit et les juges du droit civil.
courriel Pour joindre notre chroniqueur yves.boisvert@lapresse.ca
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