Novembre 1837 - Novembre 2006

Coalition pour l’histoire



Après 74 ans de régime anglais dans cet espace continental particulier qu'on appelle Canada, des émeutes comme celles du 6 novembre 1837 étaient inévitables et ce n'est pas du déterminisme que de l'affirmer. Deux États en gestation se confrontaient.

Dès septembre 1759, au lendemain de leur victoire militaire sur les plaines d'Abraham, il était clair pour les Anglais qu'il ne saurait être question de déporter les colons du Saint Laurent comme ce fut le cas des Acadiens, chassés de leur fief dans la vallée de l'Annapolis.

Tout contribuait à les en détourner: la géographie de la vallée du Saint Laurent, milieu sévère et isolé par des obstacles naturels majeurs, tels le Golfe, l'inaccessibilité à l'océan pendant huit mois l'an, les redouables tempêtes, le froid glacial et mordant, qu'on sentait dès septembre, l'absence de nourriture disponible sur les rives, d'autant plus que plus de 1400 fermes avaient été détruites entre Québec et Gaspé, les obstacles montagneux au nord et au sud du fleuve, tout contribuait à isoler les Anglais comme les Habitants eux-mêmes étaient isolés depuis les premiers temps de la colonie.

Dépendant des Habitants pour leur logistique et n'ayant pas les moyens d'augmenter leurs effectifs à Québec, les Britanniques furent obligés, contre leur gré, de faire des concessions aux Habitants. La politique est affaire d'intérêts, de rapports de forces et d'effectivité, non de sentiments ni ressentiments.

Au sud, les Yankees donnaient des signes de mécontentements et de révolte. Il fallait laisser sur place des forces importantes pour les contrôler et les mâter en cas de besoin. En Europe, Afrique, Asie et Océanie, l'Angleterre était aux prises avec des guerres continentales et coloniales qui mobilisaient toutes ses forces.

À contrecoeur, les Anglais furent obligés de composer avec les Habitants solidement établis dans le Saint Laurent après 150 ans de travail et d'investissements et qui n'étaient plus des colons, comme ils l'avaient été en Nouvelle France. Par leur travail acharné, les Habitants avaient réalisé une osmose territoriale et constitué un capital que les Anglais ne pouvaient nier ou accaparer, ni sur le moment, ni par la suite, sinon par des moyens politiques.

Sentant l'imminence d'une guerre de l'indépendance américaine, les Anglais passèrent contre leur gré l'Acte de Québec de 1774, afin de dissuader les Habitants de se joindre aux Yankees, qui leur offraient une reconnaissance d'État en échange de leur participation du côté américain.

De nouveau en 1812, les Anglais eurent besoin des Habitants pour combattre les Américains déterminés à annexer le Saint Laurent et prendre le contrôle des communications maritimes entre l'Atlantique et les grands Lacs. Les communications sont au centre de l'enjeu de presque toutes les guerres.

N'ayant pas réussi, les Américains, les New yorkais surtout, construisirent le canal Érié, qui relia New York à Buffalo sur le lac Érié, par la rivière Mohawk, entre les Adirondacks et les Catskills. Avec la construction des chemins de fer, la fortune de New York était assurée pour des siècles à venir. Au nord d'Albany, l'axe du lac Champlain devenait désuet.

Pour les Anglais, le danger américain se déplaçait vers l'ouest. En même temps, les Habitants du Québec, qui non seulement avaient survécu mais s'étaient multipliés et renforcés, causaient problème et il fallait les mâter d'une manière ou d'une autre.

Pas question de génocide ou de déportation. Les Habitants étaient trop forts et on avait besoin d'eux. Il fallait donc transiger dans l'intransigeance, la colère furieuse, les menaces et les interventions qui font peur.

Les Habitants n'ont pas réalisé que leurs ennemis étaient en position de faiblesse, d'où leur réaction spontanée, inspirée sous l'émotion du moment, sans stratégie générale ni organisation disciplinée.

En stratégie de guerre, si on veut gagner et éviter le pire, c'est-à-dire les inutiles batailles rangées et les massacres, il faut faire preuve d'un sang-froid glacial et partant, apprécier avec réalisme les contextes et les situations qui se présentent, déterminer des objectifs praticables et réalisables, maintenir le moral, savoir où quand et comment concentrer l'effort, agir avec simplicité, souplesse et sécurité, afin de placer l'adversaire devant le fait accompli.

Tout cela est terriblement exigeant. La solution passe par la discipline et la discipline est complètement dans l'entraînement et l'acquisition délibérée d'une formation prolongée et en profondeur. Faute de quoi on s'agite mais on n'agit pas.

C'était la condition sine qua non pour passer du statut d'Habitant à celui de Peuple, de Peuple à celui de Nation et de Nation vers le statut d'État, reconnu de droit comme de fait, de facto comme de jure.

Il fallait du temps et les Habitants en ont eu de sorte que, 169 ans depuis ces événements, les tendances géopolitiques déjà présentes à l'époque des guerres patriotiques se sont confirmées.

Voyant qu'il leur fallait occuper les basses terres des grands Lacs avant que les New yorkais les envahissent, Orangistes et Loyalistes ont systématiquement entrepris de déménager leurs effectifs hors du Québec, grâce aux canaux et chemins de fer. L'ouverture du pont Victoria en 1860 a été l'événement charnière de cette politique migratoire de grande envergure, qui s'est achevée 100 ans plus tard avec la fin de l'ère des chemins de fer, le début des autoroutes et l'ouverture de la Voie maritime du Saint Laurent, destinée à favoriser la migration vers l'Ontario méridional des dernières entreprises restées sur place.

Entre-temps, le Québec a lentement poursuivi sa propre progression vers les statuts de Peuple, de Nation et maintenant d'État. Tout cela s'est accompli pendant les mouvements migratoires des Orangistes et Loyalistes vers l'extérieur du Québec, pour aller s'établir en Ontario méridional et dans l'Ouest. Il leur fallait faire vite avant que les Américains s'emparent de ces régions stratégiques dans l'espace continental canadien, recouvert d'obstacles presque partout et en grande partie inhabitable.

Pour contrôler le Québec resté seul en arrière, une politique centralisatrice, unitaire, arbitraire et post-impériale a été mise en place. L'Union Act de 1840 a été adopté comme première tentative de s'imposer par le truchement de la Loi. Elle fut suivie par le British North America Act de 1867. Pour se donner des coudées franches, Orangistes et Loyalistes ont obtenu de Londres les Westminster Revised Statutes de 1931, et finalement, le Canada Act de 1982. Rome ne s'est pas fait en un jour, ni aucun autre État dans le monde.

Le 6 novembre 2006, la croissance économique et politique du Québec rend inévitable une confrontation avec Ottawa, l'État créé par les Orangistes et Loyalistes pour inféoder et dominer tout l'ancien Dominion. C'est la radicalité de la réalité: ce n'est pas du déterminisme. Sauf qu'Ottawa n'est déjà plus en position de force. Cela se voit maintenant, par les divisions qui surgissent au sein de ce gouvernement et qui sont appelées à s'accentuer dans l'avenir.

Il existe en géopolitique et en stratégie d'État un axiome central: Un pouvoir est complètement dans ses communications, toutes ses communications, intersubjectives, géographiques et techniques.

À l'ère des satellites, des ordinateurs, des courriels et de l'Internet, les gens s'instruisent très vite et deviennent de moins en moins influençables par la propagande officielle.

De plus, compte tenu du développement du Québec et aussi de plusieurs autres provinces vers le statut d'États à reconnaître, le centralisme unitaire d'Ottawa ne représente plus ce qu'il représentait, quoiqu'en disent les médias de masse à la solde de l'Establishment.

Cette fois, l'État du Québec existe et il est futile, inutile et dangereux de le nier. Cette fois, les anciennes provinces de l'Empire se sont développées et ont créé les assises de leur propre État. Le Canada est un continent et comme tel, se prête naturellement à la formation de plusieurs États. Cette fois, le gouvernement centralisateur, unitaire, arbitraire et post-impérial d'Ottawa s'avère inutile ou presque. Il faut le saborder, mais comment? Voilà le problème des autres provinces tel que je l'ai perçu pendant les 18 années au cours desquelles j'ai enseigné géographie générale et géopolitique à Toronto.

L'État est un territoire, une histoire, un savoir, un pouvoir et un vouloir. Le Québec y est arrivé. L'insurrection du 6 novembre 1837 est dépassée depuis longtemps. Le Québec doit décider et agir, avant d'être dépassé par les événements qui annoncent l'implosion du Canada tel que nous le connaissons aujourd'hui.


René Marcel Sauvé, géographe et auteur de
Géopolitique et avenir du Québec.

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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].





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