Le vocabulaire déraisonnable

La laïcité est donc la séparation des pouvoirs de l’État et des pouvoirs religieux. Premier trait. Il y a en a un second : la neutralité. La difficulté est là.

Tribune libre - 2007

(Texte publié dans Le Soleil du lundi 8 octobre 2007 sous le titre "Bouchard-Taylor : il faudrait d'abord s'entendre sur les mots...")

La Commission Bouchard-Taylor propose aux citoyens de s’exprimer sur les
arrangements déraisonnables. Chacun y va de son discours, limité dans le
temps, surveillé par un maître chrono qui surveille, fait monter la
pression de l’intervenant, car en si peu de temps, que dire? Quoi dire?
Comment dire?
Un philosophe français a dit un jour que tout commençait par une
définition. Si, lors d’un échange entre citoyens, on n’arrive pas à
s’entendre sur le sens de certains mots, la discussion tourne à vide et
chacun, il faut en convenir, demeure sur ses positions et repart
insatisfait. Par exemple, dans les débats qui entourent la commission
Bouchard-Taylor, on mêle souvent laïcité et «refus de toute religion». On
confond souvent laïcité et sécularisation. On pense que laïcité signifie
neutralité absolue.
La Commission itinérante aurait dû, il me semble, fournir un petit
lexique, avant d’entreprendre ses travaux. Je propose ce petit exercice
autour de quelques termes qui reviennent souvent dans les interventions des
gens : laïcisme, laïcité, neutralité, sécularisation, religion.
Le laïcisme, selon les dictionnaires courants, est une doctrine qui lutte
ou vise à l’élimination de toute référence religieuse dans l’espace public,
voire même la suppression de toute croyance religieuse. Certains régimes
totalitaires ont imposé à leurs concitoyens cette doctrine. L’exemple le
plus frappant, au XXe siècle, se trouve dans l’ancienne Union soviétique.
Chacun connaît la fin de l’histoire. Y a-t-il au Québec des individus ou
des groupes qui souhaitent un tel régime? C’est possible. Mais ils ne font
pas visière levée. Il n’est surtout pas facile de démasquer ces visées,
souventes fois cachées dans des groupes plus ou moins identifiés.
Autre élément. Les gens confondent souvent laïcité et sécularisation. Les
deux réalités ne sont pas identiques. La laïcité désigne habituellement la
séparation de l’État et des Églises et la neutralité de l’État à l’égard
de toutes les religions. Le mot «laïcité» ne peut être utilisé à la place
du mot «laïcisme» et vice versa. La laïcité apporte son lot de valeurs :
égalité en droit, neutralité du pouvoir politique, respect des diverses
religions, liberté individuelle. Tout cela est bien beau dans l’abstrait,
mais qu’en est-il dans le concret? La neutralité absolue de l’État face
aux pouvoirs religieux est-elle possible et la neutralité des Églises
est-elle pensable, dans l’ordre pratique? Je reviendrai sur le sujet un peu
plus loin.
Un bon nombre de personnes confondent laïcité et sécularisation. La
laïcité réfère à un statut juridique. Certains États sont laïcs. D’autres
pas. Certains ne le sont pas : ils peuvent le devenir.
Si la laïcité est un concept juridique – décision de l’État – la
sécularisation est un processus socio-culturel. Elle est souvent liée à
l’affaiblissement du sentiment religieux dans une population. La laïcité
n’est donc pas un produit de la sécularisation. L’inverse est plutôt vrai.
La perte du sens religieux dans une société amène souvent les États à se
laïciser. C’est le cas du Québec présentement. L’espace religieux ayant
perdu de l’importance, les législateurs essaient de trouver des formules
d’accommodements qui peuvent conduire jusqu’à la laïcité, soit la
séparation plus ou moins totale des pouvoirs civils et religieux.
La Turquie, par exemple, est un État constitutionnellement laïque. La
société turque n’est cependant pas sécularisée. Le pays est musulman et les
fidèles d’Allah ne se gênent pas, même publiquement, pour exprimer leur foi
musulmane. L’anglicanisme est la religion officielle en Grande-Bretagne. Le
pays est cependant juridiquement laïc.
La laïcité est donc la séparation des pouvoirs de l’État et des pouvoirs
religieux. Premier trait. Il y a en a un second : la neutralité. La difficulté est là.
Il semble, hors des pays qui ont été soumis à des régimes totalitaires
(laïcisme), que la neutralité intégrale et absolue n’existe nulle part.
Dans l’abstrait, dans l’idéal, on peut bien l’écrire sur papier. Dans la
pratique, la neutralité est toujours relative. Certain compromis réalistes
font en sorte que certains privilèges, certains droits à la majorité, à une
religion historique, sont toujours possibles, sans pour autant brimer la
liberté de conscience et les religions des minorités.
En Occident selon le rapport Stasi (France) on peut distinguer trois
modèles de laïcité : le premier groupe reconnaît aux pays concernés, une
religion d’État. C’est le cas de la Grèce, de la Finlande, du Danemark et
de l’Angleterre. Le deuxième groupe exprime toujours une séparation de
l’État et des Églises mais avec un statut particulier pour certaines
d’entre elles. C’est le cas de l’Autriche, de l’Allemange. Enfin, le
troisième groupe est aligné sur un régime de séparation simple. La France,
le Portugal, l’Espagne, la Suède et bien d’autres entrent dans cette
catégorie.
La neutralité de l’État face aux pouvoirs religieux a donc de multiples
visages. Elle évolue. Elle s’adapte. Elle s’ajuste et cherche un
équilibre.
Un dernier point. On le sait, la laïcité est née en France, dans la foulée
de la Révolution française. Elle a malheureusement entraînée bien des
confusions dans l’esprit de bien du monde. Elle a surtout amené les gens à
vouloir confiner la religion au domaine privé. Le même discours reprend
présentement au Québec, quelques siècles plus tard. La séparation des deux
pouvoirs (le pouvoir civil et le pouvoir religieux) ne signifie en aucune
manière interdire à l’Église un rôle social dans la communauté. Il est fort
possible que certaines questions touchent à la fois le pouvoir public et le
pouvoir religieux : questions sociales et économiques, questions familiales
et scolaires, questions morales. Toute religion a une dimension à la fois
intérieure et individuelle et un caractère extérieur et social. La laïcité
bien comprise permet les deux volets.
L’idéologie laïque n’est donc pas figée dans le ciment. Ainsi, en France,
devant la montée de l’inculturation religieuse de la jeunesse actuelle, le
gouvernement va réintroduire l’enseignement du fait religieux dans les
écoles publiques. Le Rapport Debray déposé en 2002 au Ministère de
l’Éducation demande donc de passer d’une laïcité d’ignorance à une laïcité
d’intelligence. Il est à souhaiter que le Québec moderne trouve dans ce
geste une inspiration pour les années futures. Le Québec n’a pas le droit
d’ignorer son passé, d’en faire table rase, et de viser un futur laïc qui
ne reconnaîtrait pas ses assisses historiques.
L’Europe présente plusieurs modèles de laïcité. Il faut s’en inspirer. La
pire bêtise que pourrait commettre le Québec serait de restreindre la
laïcité à la neutralité absolue. La laïcité, faut-il le redire, est un
concept relatif et demande qu’on accepte des ajustements contextuels. Le
rapport Stasi français va dans ce sens. Chaque pays doit aborder cette
question en tenant compte de la tradition qui est la sienne, le respect des
habitudes et des traditions locales. Il demande d’aménager des exceptions,
apporter des nuances, mesurer certaines limites. Le Québec, pas plus bête
que les autres pays concernés, doit éviter d’aller dans l’excès et
s’accommoder d’une laïcité d’intelligence.
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


Laissez un commentaire



1 commentaire

  • Raymond Poulin Répondre

    6 octobre 2007

    Voilà un article qui gagnerait à être publié dans tous les journaux, sur tous les webzines et les blogs québécois. Sans doute le texte le plus raisonnable et le plus clair sur le sujet depuis très longtemps.
    Raymond Poulin