La qualité de la langue française au Québec

"Le français ne se dégrade pas, il change !" (1)

Le «français québécois standard»


Quelle est la situation de la langue française au Québec ? S'améliore-t-elle, est-elle pire qu'avant, comment se compare-t-elle avec celle des autres pays d'un même niveau de développement ? C'est la question à laquelle le professeur Lionel Meney de l'Université Laval tentera de répondre, en deux articles, aujourd'hui et le lundi 8 décembre.
***
La question de la qualité de la langue revient régulièrement dans le débat public au Québec. Ce problème n'est pas spécifiquement québécois, mais il revêt ici plusieurs aspects particuliers. Cela tient à la situation du Québec qui, utilisant le français dans un environnement anglophone, vit une double insécurité : par rapport à l'existence même de sa langue, par rapport à sa qualité. Nous sommes bien conscients de la situation de bilinguisme dans laquelle nous vivons, en fait une situation de compétition entre deux langues dont l'une (le français) est sentie comme menacée par l'autre (l'anglais), menaçante. D'où une première source d'insécurité : nos anglicismes, marques tangibles de ce rapport inégal, ne sont-ils pas les signes d'une mort annoncée ? Nous percevons moins clairement la situation de diglossie, dans laquelle nous sommes aussi, une situation où il existe un écart important entre deux états d'une même langue, la langue employée spontanément par la majorité d'entre nous (le français québécois) et la norme de notre langue officielle, le français standard. D'où cette seconde source d'insécurité : la langue que nous employons est-elle correcte ?
Jugements
Pour y répondre, il faut porter un jugement. Or, il y a deux sortes de jugements : des jugements de réalité, portant sur des faits sur lesquels tout le monde s'entend. Ainsi l'accord du verbe avec son sujet relève de ce genre de jugement. Un verbe est accordé correctement ou ne l'est pas. Dans ce cas, on doit parler de correction ou d'incorrection de la langue. Ces jugements de réalité concernent principalement l'application des règles de la grammaire, mais aussi l'emploi du lexique (propriété des termes, etc.), également régi par des règles. Il y a aussi des jugements de valeur, des jugements selon lesquels "un objet est plus ou moins digne d'estime". Comme l'acceptation ou la condamnation des anglicismes. Personne ne critique des emprunts à l'anglais comme budget, rail ou handicap, mais beaucoup se refusent, par principe (purement idéologique) à employer parking, stop ou week-end. De même, faut-il préférer bleuet à myrtille, gadelle à groseille, espadrille à tennis, ou l'inverse ? Ce sont là jugements de valeur.
En matière de langage, un jugement de qualité fait appel à une échelle de valeurs. La qualité d'une langue se juge par rapport à un modèle considéré comme idéal, une norme. Or, la norme n'est que ce qu'une communauté linguistique considère comme normal, à une époque donnée, dans une situation donnée. Elle est le résultat d'un consensus social sur les formes acceptées ou condamnées. Ainsi, il existe une norme du français standard, qui représente le modèle linguistique auquel adhère la communauté de l'élite francophone. Norme dont les dictionnaires et les grammaires donnent une description précise. Norme illustrée par les écrivains, les journalistes, les politiques, les artistes, les scientifiques, etc. de langue française.
Une autre difficulté tient au fait que, dans nos jugements, nous ne faisons pas toujours des distinctions nécessaires. Ainsi, nous avons tendance à juger la langue parlée en fonction de la langue écrite. Or, la langue parlée a ses règles qui, souvent, diffèrent de celles de la langue écrite. De même, la langue familière n'est pas incorrecte d'un point de vue linguistique, même si elle peut être inadéquate dans telle situation (à vendre du proprio) ou incorrecte selon les règles sociales (un certain tutoiement). D'autres facteurs sont à considérer, comme la différence d'expérience. Souvent les adultes jugent la qualité de la langue des jeunes sans tenir compte du fait que la maîtrise de certaines compétences linguistiques (connaissance du lexique, facilité d'expression, etc.) augmente tout au long de la vie, à mesure que s'élargit l'expérience de l'individu, même si l'acquisition des mécanismes fondamentaux se fait dans la petite enfance. Il est donc inadéquat, et injuste, de mesurer la connaissance de la langue par les jeunes à l'aune de celle qu'en ont les adultes.
Il faut aussi prendre en compte la différence de génération. La langue, comme la vie, est en perpétuelle évolution et chaque génération a tendance à penser que celle qui la suit parle une langue "abâtardie". Si l'on acceptait cette idée, le français se dégraderait depuis des siècles... En réalité, il ne se dégrade pas : il change. Il faut enfin considérer la différence de société. La langue est faite pour exprimer les besoins de communication des membres d'une société donnée. La société québécoise a des spécificités par rapport aux sociétés française, belge, suisse, etc. Il faut donc reconnaître qu'il y a des différences non seulement légitimes, mais aussi nécessaires.
Jeu de comparaison
Comment évaluer la qualité du français au Québec ? Il est clair qu'on ne peut, en quelques mots, qu'esquisser un tableau général de la situation. Cette évaluation doit se faire selon deux points de comparaison : il faut comparer la situation actuelle du Québec avec celle qu'il connaissait il y a quelques décennies ; la situation du Québec contemporain avec celle d'autres pays francophones (Belgique, France, Suisse) aux niveaux de développement équivalents.
Dans le premier cas, on peut avancer, sans risque d'erreur, qu'il n'y a jamais eu, dans l'histoire, autant de Québécois qui maîtrisent aussi bien le français. C'est l'héritage de la Révolution tranquille, le produit de la création d'un réseau complet d'enseignement public, du nombre considérable de Québécois qui font des études postsecondaires, du travail remarquable des professionnels de la langue, etc. C'est, plus généralement, le résultat du développement économique, social et culturel extraordinaire du Québec au cours des quarante dernières années (développement d'un patrimoine littéraire, création de périodiques dans la plupart des domaines, d'institutions culturelles, etc.) C'est aussi la conséquence de la multiplication des échanges entre francophones d'ici et d'ailleurs.
Peut-on affirmer pour autant que la situation est pleinement satisfaisante ?
Malheureusement non. Si l'on dresse un état des lieux de la qualité de la langue dans les principaux secteurs de la société, on constate que la situation est moins bonne que dans les autres pays francophones de même niveau social.
À l'école, la qualité du français du personnel administratif et du corps professoral est insatisfaisante. L'enseignement de la grammaire est vu comme un pensum, dispensé comme un ensemble de règles arbitraires et mécaniques, plutôt que comme un moyen de développer les compétences en analyse. Le goût de la lecture n'est pas assez développé ; l'étude du vocabulaire, trop négligée ; celle de textes mal écrits, trop répandue ; la part de la littérature française, trop réduite ; la correction de la langue dans les cours autres que le français, trop négligée.
Les médias collectionnent fautes de syntaxe, anglicismes grossiers, erreurs de niveaux de langue, maladresses de style. Les programmes télévisés donnent la part belle aux téléromans dont la langue, par nature familière, est bourrée de fautes en tous genres.
La plupart des publicités sont rédigées dans une langue populaire, racoleuse. Les étiquetages de nos produits de consommation courante sont rédigés dans des traductions serviles, non idiomatiques - Gaston Miron appelait cela le traduidu - bourrées de calques qui entrent dans la langue courante comme s'il s'agissait de formes françaises (meilleur avant, faible en gras, pain baguette, etc.).
Les acteurs de la vie publique donnent-ils le bon exemple ? On peut en douter quand un premier ministre canadien nous annonce qu'il a "appelé des élections" ou que des sportifs de haut niveau "qu'y jouzent une belle game ". Que dire des artistes et des humoristes, dont on a du mal à savoir s'ils parlent la langue que nous leur connaissons dans le but de nous faire rire ou parce qu'ils n'en maîtrisent pas d'autre ?
Le plus grave, c'est que la grande masse des Québécois, en particulier les jeunes, est exposée à longueur d'année à cette langue de piètre qualité, sans avoir accès à une autre manière de parler français. Ces jeunes n'ont pas de difficulté à se trouver des modèles dans le domaine des arts, des affaires, du sport, de la recherche, etc. Les Myriam Bédard, Jean-Luc Brassard, Josée Chouinard, Céline Dion, Marc Gagnon, Mario Lemieux, Robert Lepage, Luc Plamondon, Patrick Roy, Mélanie Turgeon, etc. sont la preuve qu'on peut atteindre l'excellence, réussir au plus haut niveau international. Mais ils n'ont pas cette possibilité lorsqu'il est question de langue. Où pourraient-ils en effet trouver des modèles linguistiques de niveau international ?
En réalité, l'obstacle fondamental à la généralisation d'une langue plus proche du français de référence est d'origine sociale. Une partie importante de notre société s'y refuse. Parfois par ignorance, souvent par idéologie (populisme, nationalisme francophobe) ou par intérêt (artistes, publicitaires, ...).
Trop souvent, ceux qui maîtrisent le moins la langue imposent leur manière de parler - leur norme - à l'ensemble de notre société. La sanction pour ceux qui ne se plient pas à leurs règles : l'exclusion du groupe. Vous ne parlez pas comme nous autres : vous ne faites pas partie des nous-autres. Vous parlez un français "châtié" : vous n'êtes pas un vrai Québécois, mais un colonisé. Vous êtes un garçon qui soigne son langage : vous n'êtes pas un vrai gars. Vous êtes un immigré "avec un accent" : vous refusez de vous intégrer à votre société d'accueil.
Tant que le discours public sera dominé par cette tendance, qu'une partie des intellectuels et des artistes défendra cette position, par conviction ou par intérêt, tant qu'une partie des linguistes s'abritera derrière la "science" pour promouvoir le particularisme québécois plutôt que l'universalisme francophone, tant que ceux qui veulent que les Québécois se rapprochent des autres francophones n'auront pas fait entendre leur voix au moins aussi fortement, il y a peu de chances que les jeunes Québécois se rallient à "une langue québécoise de standard international", pour reprendre l'expression saugrenue de Gérald Larose, c'est-à-dire en réalité au français standard.
Lionel Meney
Professeur à l'Université Laval, auteur du "Dictionnaire québécois-français" (Guérin, Montréal, 1999)

Squared

Lionel Meney13 articles

  • 7 057

Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la langue : idéologie et interventionnisme linguistique au Québec » (Liber, Montréal, 2010).





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé