Les dictionnaires de la langue

Le «français québécois standard»



À la lecture de quelques parutions récentes du Devoir, j'ai été surpris d'apprendre que des professeurs de linguistique réclamaient pour notre langue un seul dictionnaire qui ferait autorité et qui la définirait comme étant une et indivisible.
Il est étonnant d'entendre des professeurs de linguistique ou des étudiants en littérature définir une langue par les mots imprimés dans un dictionnaire. Le dictionnaire est avant tout la représentation du langage parlé et écrit d'une population à un moment donné de son histoire. Cette représentation a ses règles, ses codes et ses méthodes.
D'aucune façon le dictionnaire n'est un code régissant une langue, définissant de façon définitive ses bons ou ses mauvais mots, parce qu'il ne peut tous les inclure. Celui qui fabrique un dictionnaire choisit certains mots, ceux les plus couramment utilisés par une population donnée, en donne l'orthographe et le sens. En aucun cas ce choix ne définit un mode d'emploi catégorique quant à l'usage de la langue parce que le linguiste puise dans une langue vivante pour construire son dictionnaire et parce que l'évolution de cette langue précède toujours la fabrication du dictionnaire.
Préserver la langue
La langue est un organisme vivant et demeure vivante parce qu'une ou des populations la parlent. Même si l'éducation a une influence certaine sur la stabilité et la continuité d'une langue, les forces qui déterminent l'évolution des langues, comme toute autre réalité humaine, sont économiques, sociales et politiques. C'est pourquoi tenter de préserver une langue est une entreprise vaine: les forces qui la modifient sont plus puissantes que les petits carcans autoritaires qu'on tente de lui imposer.
En fait, de toutes les réalités humaines, la langue est sûrement une des plus malléables, des plus évolutives et des plus variées. C'est pourquoi l'anglais américain, qu'on peut appeler l'américain, diffère de l'anglais d'Angleterre. C'est cet anglais américain qui domine actuellement l'évolution linguistique de la planète pour des raisons économiques et politiques. On parlera d'un dictionnaire de l'anglais américain comme on pourrait parler d'un dictionnaire du français québécois (ou, si on veut, d'un dictionnaire de la variante québécoise du français). Et si on refuse de parler, de mentionner ou de construire un tel dictionnaire, c'est tout simplement pour des raisons politiques et économiques et non pour des raisons linguistiques.
En France, il y a fort longtemps, René Étiemble s'était insurgé contre l'anglicisation du français, et ses efforts ont été vains. «Week-end», «management» et «marketing» sont désormais des mots de la langue française, comme le deviendront sous peu d'autres mots anglais. Cela n'a pas vraiment d'importance cruciale; ce qui est confondant, cependant, c'est que ces nouveaux mots ne seront pas nécessairement employés ici, au Québec, au moment où ils seront intégrés aux dictionnaires français censés régir l'usage de la langue dans toute la francophonie!
Or certains imaginent que la langue parlée et écrite au Québec doit être uniquement (et j'insiste sur le mot «uniquement») régie par une codification centralisée de la langue. Il n'y aurait pour le français qu'un seul dictionnaire, alors qu'il existe pour l'anglais des dictionnaires de l'anglais américain et de l'anglais britannique. Le comble du ridicule, puisque les parlants français ne doivent utiliser qu'un seul dictionnaire, c'est qu'il faille choisir entre le Larousse ou le Robert. Dans ce cas, faudra-t-il dire qu'on parle le français Robert ou le français Larousse?
Corpus québécois
On peut affirmer avec certitude que ces dictionnaires «français» ne peuvent pas représenter l'ensemble du corpus linguistique québécois et donc nécessairement l'ensemble du corpus de la langue française puisque cette langue nous appartient tout autant qu'aux Français, aux Belges et à Alain Rey. Est-ce à dire que les mots que nous employons ne sont ni exacts ni corrects? Remarquons cependant que l'emploi d'un seul dictionnaire facilite grandement la correction orthographique des élèves!
Ce ne sont ni les linguistes ni les professeurs de français qui déterminent l'usage de la langue mais ceux qui la parlent et l'écrivent, nommément les habitants d'un pays et leurs écrivains. En cela, chacun dispose de son libre arbitre, et la langue n'appartient ni à des organismes politiques comme le Parti québécois ou la Francophonie politique ni à des entreprises commerciales comme le Larousse ou le Robert.
L'usage du français au Québec doit être décrit par un ou des dictionnaires du français québécois qui seront utilisés par tous ceux qui parlent et écrivent le français, ici ou ailleurs. Sans nier qu'on doive utiliser le dictionnaire pour écrire correctement, en aucun cas les dictionnaires ne peuvent régir l'évolution des langues; ils reflètent et accompagnent cette évolution linguistique, de façon nécessairement imparfaite et incomplète.
Teinte locale
Priver l'ensemble des Québécois de la codification des mots qu'ils utilisent, restreindre leur langue aux mots donnés dans un seul dictionnaire, c'est rapetisser l'usage de la langue française au Québec, son inventivité, sa créativité et sa force. Un usage extensif d'un internationalisme désincarné et standardisé ne peut que conduire à des paysages linguistiques uniformes et sans saveur. Est-ce ce que nous voulons? Pour ma part, je veux de la teinte locale dans mon architecture linguistique, et je sais que seul l'usage de plusieurs dictionnaires, dont un du français québécois, me le permettra.
Je demande donc, de grâce, aux linguistes et aux professeurs de français de cesser de nous parler de la langue comme d'un code, d'une règle ou d'une loi venue d'ailleurs qu'il faut suivre sous peine de mort linguistique. Il faut faire comprendre aux étudiants qu'un mot dit ici n'a pas nécessairement le même sens qu'un mot dit ailleurs, que certains mots prononcés ici ne sont pas prononcés ailleurs, que c'est tout à fait normal et logique. C'est là l'essence même du langage et de sa diversité.
Construire sa langue
Il faut faire comprendre aux élèves qu'ils n'ont pas seulement la responsabilité de bien parler et écrire leur langue mais aussi celle de la développer et de la construire, et cela, malheureusement, ne se fait pas en suivant méthodiquement et mécaniquement une norme venue d'ailleurs, comme s'il s'agissait d'écrire et de parler une langue morte. La langue française est vivante et leur appartient. Elle n'est pas une réalité étrangère, elle est avant tout une aventure humaine, qui est comme toute aventure humaine, pleine d'inventivité, de création et de découvertes. C'est le prix à payer pour une langue vivante et vigoureuse, car la force d'une langue est dans sa capacité à assimiler les mots des autres cultures, des autres langues, d'évoluer tout en demeurant vivante et libre.
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Claude Paré, Montréal


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