Langue et combat politique

Le «français québécois standard»

Le 12 janvier, un article de Julie Barlow et Jean-Benoît Nadeau, paru dans
La Voix de l'est, était reproduit dans Vigile sous le titre: ["Il n'y a pas
de déclin du français, l'autre grande langue "globale" "->11143]. Si l'on épluche
les revues et journaux publiés au Québec depuis les années cinquante, on
trouvera des centaines d'articles du même genre sur le sujet, énormément
plus que dans n'importe quel autre pays de langue française. Leur contenu
vise habituellement à confirmer que, malgré la prédominance mondiale de
l'anglais dans presque tous les champs de communication, malgré que la
langue véhiculaire de presque toutes les élites, sur le plan international,
soit devenue l'anglais, malgré son nombre proportionnellement plus
restreint de locuteurs par rapport aux autres grandes aires linguistiques,
le français demeure bien vivant et, somme toute, plus répandu qu'on ne
l'imagine, bref, qu'il demeure «une langue de mondialisation», terme du
dernier prêt-à-penser faisant foi de toute autorité et d'horizon
indépassable. Certains articles insistent sur sa beauté et la précision
qu'il permet à l'expression de la pensée. Sans remettre en cause ces
arguments quantitatifs et qualitatifs, on peut s'interroger sur la vision
de la langue dont ils s'inspirent et sur la raison pour laquelle on voit
beaucoup moins souvent ailleurs qu'au Québec une telle manière d'en parler.
Or l'existence d'une langue, quelle qu'elle soit , et la raison
primordiale de la défendre n'ont à voir ni avec son rayonnement, ni avec sa
beauté, ni même avec sa supériorité expressive.
Avant le XVIIième siècle, si l'on se limite à l'Occident, seuls le grec
ancien et le latin sont normés et reposent sur une codification écrite. Ce
sont les langues véhiculaires, surtout le latin, des lettrés, des
scientifiques, des clercs, des légistes et des diplomates, jusqu'à ce que
la transformation graduelle des royaumes en États, à cause des besoins de
centralisation pour la perception des impôts, les expéditions maritimes et
guerrières, de même que pour l'expansion coloniale, entraîne la montée de
la bourgeoisie juridique, administrative et technique. Sur une période
d'environ deux siècles, cette bourgeoisie, formée aux mêmes disciplines
dans les mêmes lieux, partageant les mêmes intérêts et ayant forcément
adopté l'idiome des cours où elle sert, finit par se reconnaître une
communauté de destin, à la fois culturelle, linguistique, économique et
politique: l'origine de l'idée nationale contemporaine. La langue
vernaculaire du pouvoir central, donc de cette classe, devient
graduellement la langue véhiculaire, la norme "correcte" d'une aire
linguistique donnée, d'abord en France puis en Angleterre, en Espagne
castillane et dans les États allemands. Du milieu du XVIIième siècle à
environ 1860, la plupart des langues européennes se normaliseront. Le
choix d'une norme, qui ne se généralisera pas à tous avant la fréquentation
scolaire générale, ne repose aucunement sur les vertus de l'idiome adopté
mais bien sur un rapport de force qui le favorise. Le registre normatif,
le "bon parler" comme le "savoir écrire", ne relève pas d'abord de critères
esthétiques objectifs mais du choix, arbitraire et naturel, de ceux qui
contrôlent, si l'on peut dire, les communications d'un État. Or le
pouvoir, comme le rappelle souvent René-Marcel Sauvé, est complètement dans
ses communications. Par ailleurs, la grande puissance à la fois
culturelle, militaire et diplomatique, entre 1650 et 1760, étant la France,
sa langue deviendra celle des élites européennes. Malgré sa supplantation
comme puissance mondiale par le Royaume-Uni, la France, par son rayonnement
artistique et culturel, conservera son prestige chez les élites européennes
jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, y compris à l'Est, où il concurrencera
l'allemand.
Notre notion moralisatrice de la langue vient de ce prestige du français
jusqu'à un passé récent. Elle doit céder la première place à une autre,
plus pertinente et plus convaincante. Notre peuple, colonisé et annexé
d'abord par le Royaume-Uni, ensuite par l'Union et enfin par le Dominion of
Canada, s'est, depuis le début de la Conquête, identifié par, et à, sa
langue commune — bien qu'il existe des accents québécois différents, il n'y
a plus à proprement parler de patois originels depuis la fin du XVIIième
siècle ni même de parlers régionaux, à l'exception de certains mots et
expressions idiomatiques — et à la religion catholique. À compter du
moment où la religion est passée pour l'essentiel d'une croyance unanime et
d'une pratique cultuelle uniforme à une donnée culturelle, on pourrait dire
une idiosyncrasie, est restée la langue comme seul facteur de ralliement
ainsi que marqueur d'une identité à préserver et à affirmer. Tous les
combats politiques des Canayens, des Canadiens français et aujourd'hui des
Québécois français sont rythmés par cet enjeu, certes pas unique mais le
seul à les accompagner tous et souvent à les motiver. Il ne s'agit
aucunement ici de la langue en tant qu'objet culturel ou esthétique mais en
tant que témoin existentiel et vecteur du combat collectif.
Dans un éditorial paru le 29 janvier 2003 dans Le Devoir et intitulé ["La
Langue est politique"->11161], voici comment Michel Venne qualifie la langue sous
cet aspect. Je le cite longuement, mais son texte mériterait d'être lu en
entier par tous ceux que la question intéresse.

«La langue est un objet politique parce que la langue n'est pas autonome.
Elle n'est pas un bijou précieux ou un jouet compliqué, une affaire
d'accord de participes passés et d'imparfait du subjonctif. La langue est
un milieu de vie. Elle est l'instrument de la négociation et de
l'affrontement; l'instrument, aussi, de l'exclusion. À travers elle se
nouent des relations de pouvoir entre les individus et aussi entre les
nations. [...]
La maîtrise de la langue pour tous devrait donc être l'objectif politique
premier de toute société. Les discours récents en faveur de la qualité de
la langue n'ont un sens que s'ils se rapportent à cet objectif et non pas à
une quelconque esthétique.»

Vue sous cet angle, la langue est un bien commun et ne se limite pas à la
norme mais englobe tous ses différents registres (ou "parlures") en tant
que porteurs de sens et de liberté individuelle et collective. C'est bien
ainsi que l'entendent les gens "ordinaires" lorsqu'ils prétendent défendre
leur langue. Voilà pourquoi il est contre-productif d'objecter à des
Québécois s'exprimant en langage oral familier qu'ils sont incohérents
lorsqu'ils défendent une langue qu'ils "parlent mal", comme si tous les
peuples devaient toujours s'exprimer selon le registre normatif — ce
qu'aucun ne fait —, et pourquoi il devient finalement ridicule de vouloir
convaincre tous ses locuteurs québécois que le français est la plus belle
langue et qu'il faut la défendre pour cette raison. Toute langue demeure
toujours la plus belle pour celui qui l'a apprise au berceau. En la
défendant, n'importe quel habitant de la planète veut d'abord protéger le
substrat de son "âme relationnelle" individuelle et collective.
Tant mieux si le français se porte bien dans le monde, mais la raison
fondamentale de le conserver, de le protéger et d'en faire la seule langue
officielle de notre État n'a rien à voir avec le nombre de ses locuteurs
sur la planète et pas davantage avec sa beauté intrinsèque supposée ou sa
censée supériorité quant à l'expression de la pensée. Elle a tout à voir
avec le fait que c'est notre seul instrument pour penser, parler, écouter,
réagir ou agir selon notre être propre, individuel ou collectif. Cela
demeure aussi vrai pour un peuple de cinquante mille âmes que pour un autre
de cent millions.
Raymond Poulin
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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5 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    3 février 2008

    La force d'une langue (et sa survie) est liée à la force démographique et économique de ses locuteurs.
    Or, aujourd'hui l'influence du français diminue au Canada (et au Québec) faute d'enfants.
    La solution logique semble évidente : avoir plus d'enfants, aider les familles qui en veulent plus (en moyenne les femmes veulent un enfant de plus qu'elles n'en auront, principal obstacle : le coût).
    Bin non, pas au Québec.
    Pas pour le PQ : il ne faut pas fâcher les féministes, il faut juste faire des mesures de justices sociales (aider les femmes pauvres et aider à la garde, ce qui n'arrange rien au niveau démographique, ni au niveau de la qualité de la formation des enfants en subventionnant la natalité des seules familles monoparentales ou pauvres).
    Pas pour le PLQ : l'immigration constitue une aubaine, la constitution de futurs électeurs.
    Pas pour l'ADQ, enfin, on ne sait pas très bien ce que l'ADQ pense, ça dépend de Mario et de son humeur.
    Bref, peu d'enfants francophones naissent et les enfants de la loi 101 vont apprendre le français, obligés, dans des écoles et des quartiers où ils forment la majorité des enfants, le français est irréel dans leur monde. Une langue étrangère, enrichissante, mais déconnectée (j'adorais aussi le latin à la maison, vivre dans l'antiquité et un mondre tellement différent). Résultat : à la première occasion, ils se précipitent dans des CEGEP anglophones, la vraie vie du continent.
    Pas trente-six solutions :
    1) Il faut plus d'enfants francophones (bon disons Québécois), à l'aide de mesures natalistes universalistes (pas la peine de ne chercher qu'à favoriser les pauvres ou les femmes employées et donc censément "libérées"). Voir la Russie qui vient de remonter en un an à 1,6 enfant/femme -- ce qu'on nomme sans rire un babyboom au Québec -- à l'aide d'un programme nettement moins coûteux que le Québec (garderies ruineuses depuis 10 ans!)
    2) Moins d'immigrants non francophones (or c'est le contraire qui se passe, les immigrants francophones de naissance sont de moins en moins nombreux).
    3) Des lois plus restrictives (CEGEP en français), une OQLF avec des dents et des moyens.
    Sans cela, je ne donne pas cher du français à Montréal dans 30 ans (après 55 000 * 30 = 1 650 000 immigrants de plus qui auront remplacé tant de francophones baby-boomers décédés).

  • Raymond Poulin Répondre

    17 janvier 2008

    Monsieur Litvak,
    1)Une étude complète du langage oral familier québécois? Voici de quoi occuper pendant dix ans tous nos départements de linguistique! Il existe cependant beaucoup d'articles et d'études parcellaires qui lui sont consacrés. Les différents registres de langue sont brièvement étudiés au secondaire et au collégial et existent dans toutes les langues. L'oral familier constitue de fait la véritable langue maternelle, puisque nous ne naissons pas avec une grammaire et un dictionnaire, mais il s'agit d'un registre de proximité, normal et pertinent dans son contexte restreint. Il ne constitue ni un objet de fierté nationale (à moins de s'appeler Léandre Bergeron...) ni un objet de honte, mais il ne fonde pas la québécité, pas plus que le Cockney londonien ne fonde l'"anglicité".
    2) Une narration sur le Frère Edmond, après 50 ans? Ce ne pourrait être, presque exclusivement, qu'une fiction, car, après ce temps, la mémoire a certainement tout transformé. Je veux bien faire le chroniqueur, le polémiste, le provocateur, le "baveux" et l'essayiste, mais le créateur de fictions, j'y ai renoncé depuis longtemps, j'ai appris à connaître mes limites. Le pauvre Edmond, dans l'autre monde, non seulement ne s'y reconnaîtrait pas mais n'apprécierait pas davantage que vous lire une fiction aussi mal ficelée.

  • David Poulin-Litvak Répondre

    16 janvier 2008

    Je crois pour ma part qu’une étude de la langue québécoise parlée serait de mise, tout d’abord, en tant que pierre angulaire de la québecité, mais, ensuite, aussi, parce que ça nous permet de distinguer deux « langues », le français écrit littéraire et le québécois parlé. Cette distinction aurait l’avantage de donner ses lettres de fierté à la parlure québécoise, mais aussi de préciser, du même coup, ce qui est parlure québécoise et français écrit littéraire. Cela situerait le français, de manière claire, comme un héritage, qui a été repris et transformé ici au Québec. La distinction, je crois, aurait aussi comme effet de renforcer par ricochet la compréhension et donc la maîtrise du français écrit.
    Je voulais par ailleurs vous proposer, M. Poulin, d’écrire un texte anecdotique ou romancé sur le frère auquel vous faisiez référence dans l’un de vos commentaires précédents. Ce personnage me semble intéressant. Notamment parce qu’il incarne un « passé oublié » de l’indépendantisme. Mettez-vous un peu à ma place. Du haut de mes 16 ans, selon les estimations de certains lecteurs de Vigile… hahaha, il m’est bien difficile de savoir, d’imaginer un tel personnage : un frère pré-années ‘60 indépendantiste. Pourquoi, donc, ne pas en dresser un portrait ? Voire le ressusciter, le temps qu’il nous éclaire de son fougueux verbe aux accents indépendantistes? Il s’agit aussi, d’un anti-symbole du symbole historique de la Grande Noirceur, ce qui, admettons-le, ne saurait que vous plaire.

  • Raymond Poulin Répondre

    15 janvier 2008

    Merci de vos précisions, monsieur Desgagné.
    Je n'avais pas l'intention de nier les qualités intrinsèques du français, que j'enseigne, mais de souligner l'importance historique et existentielle du français à titre de bien commun et d'élément motivateur dans le combat pour l'indépendance, essentiellement un combat pour la liberté et la dignité.
    Par ailleurs, on n'en finit plus, depuis des lustres, de prêcher aux écoliers et à la population en général les vertus supérieures du français, notamment par des campagnes et des admonestations sur leur piètre compétence langagière. Bonnes intentions certainement mais mauvais moyens pour obtenir des résultats: voilà plus de 50 ans qu'on en administre la preuve. Ce n'est pas en les faisant constamment se sentir "gnochons" qu'on les convaincra, d'autant plus qu'on présente toujours la chose comme une obligation esthétique et qu'on insiste parfois lourdement sur la fierté de parler "la plus belle langue du monde", ce qui ne mange peut-être pas de pain mais ne remue pas les sensibilités non plus, sauf chez les convaincus, qui n'ont pas besoin de cet argument.
    Quant aux auteurs précités, leur article, à cause justement de leur approche, m'a servi d'amorce au sujet.

  • Archives de Vigile Répondre

    15 janvier 2008

    Merci, Monsieur Poulin, pour ce bel exposé qui nous rappelle la nature existentielle des questions linguistiques et nationales. Demandons-nous avant toute chose si nous voulons exister et si nous voulons que le français existe.
    Jacques Brel disait, avec une certaine méchanceté, que ses compatriotes aboyaient le flamand. Pourtant, cette langue aux mots interminables et aux accents gutturaux suscite un profond sentiment d'attachement en Flandre au point de faire peut-être éclater la fédération belge. Dans le coeur des Flamands, leur langue est la plus belle au monde, et c'est bien ainsi, n'en déplaise au grand Jacques.
    Permettez-moi de dire tout de même que le français possède certaines qualités intrinsèques qui le distinguent d'autres langues. Par rapport à l'anglais, qui est devenu un fouillis polysémique, le français se prête mieux à la rigueur et à la précision, il me semble.
    Ainsi, il est apparemment plus facile de montrer à une machine de traduire en anglais des textes français que l’inverse. La machine «comprend» plus facilement le français, où le sens des mots varie moins selon le contexte. En outre, compte tenu de la plus grande régularité phonétique de l’orthographe française, les jeunes francophones apprennent à lire leur langue avant les jeunes anglophones.
    À propos de Jean-Benoît Nadeau et de Julie Barlow, je vous dirais que leurs livres me plaisent beaucoup. J’ai lu Pas si fous, ces Français et je suis en train de déguster La grande aventure de la langue française. Il s’en dégage beaucoup de fierté, et les auteurs sont loin d’être des puristes ou des admirateurs béats de la beauté du français. Ils cherchent plutôt à redonner aux francophones le gout de rayonner dans leur langue au lieu de s’aplatir comme s’il n’y avait d’avenir qu’en anglais en ce monde. Je ne partage pas leur vision teintée de fédéralisme canadien, je crois, des perspectives du français en Amérique, mais je leur reconnais le mérite d'avoir écrit un ouvrage qui donne des ailes aux francophones.
    Je reprocherais cependant à ces auteurs d'avoir la fâcheuse habitude d'écrire en anglais, puis de traduire leurs livres en français, ce qui m'apparait paradoxal et même antinomique, même si je comprends leur désir de s'adresser premièrement aux anglophones et d'abattre les préjugés à propos du français parmi eux.