Pour qui sait bien lire, les réponses aux questions que pose Robin Philpot à Roméo Dallaire dans Le Devoir du 7 janvier se trouvent tout simplement dans le livre du lieutenant-général à la retraite. Derrière ces questions se profile l'argumentaire de ceux qui se défendent de l'accusation de génocide devant le Tribunal pénal international sur le Rwanda. C'est cousu de fil blanc. Et surtout, péniblement, cela mène à la négation du génocide rwandais.
Pendant trois mois, en 1994, environ un million de Rwandais ont été tués. Il s'agissait principalement de Tutsis, tués parce qu'ils étaient des Tutsis. Il s'agissait aussi de Hutus qui s'opposaient au génocide ou qui ne voulaient pas y participer. Il y a aussi eu les morts de la guerre civile et ceux des crimes contre l'humanité du Front patriotique rwandais (FPR) et de l'armée gouvernementale rwandaise. Cependant, comment expliquer ce passage à l'acte d'une grande partie de la population rwandaise, qui a mené au génocide des centaines de milliers de Tutsis, réalité qui, bien qu'en étroite relation avec ce qui existait au préalable au Rwanda, s'en distingue malgré tout par l'ampleur du phénomène et par son caractère systématique?
Ryszard Kapuscinski, un journaliste qui a agi comme reporter en Afrique depuis 1957, réussit l'exploit d'expliquer simplement et clairement l'histoire du Rwanda qui mène au génocide dans un des textes de son livre, Ébène, publié chez Plon. Au Burundi et au Rwanda, écrit-il, il existe des massacres coutumiers. L'indépendance du Rwanda en 1962 se conjugue avec une révolution sociale. La grande majorité hutue se libère de la domination d'une oligarchie tutsie.
Dans cette foulée, des massacres contre la population tutsie sont perpétrés et une partie d'entre elle quitte le pays. Cette victoire sur ce régime féodal laisse cependant un goût amer. Les Hutus savent que les Tutsis vont vouloir se venger de ces massacres. Avec le temps, à tort ou à raison, la paranoïa s'installe. Les Hutus croient que le pays est en quelque sorte encerclé par des réfugiés tutsis pendant qu'existe une cinquième colonne, composée de la population tutsie qui vit à l'intérieur du pays.
À ces tensions politiques s'ajoutent un contexte de manque de terre dans un petit pays en pleine croissance démographique ainsi que des massacres de Hutus en 1972 au Burundi voisin, qui prennent une ampleur inégalée.
Jusqu'au bout
Ceux qui ont donné l'ordre de mettre en oeuvre le génocide, dans le contexte d'une guerre, ont tout simplement lancé l'idée suivante: il ne faut pas de nouveau commettre l'erreur de massacrer une partie des Tutsis et de pousser les autres à quitter le pays car ils reviendront, comme le fait le Front patriotique rwandais. La solution consiste cette fois-ci à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire à les éliminer pour que l'histoire ne se répète pas.
Les témoignages rapportés par Jean Hatzeld dans Une saison de machettes (Seuil) montrent comment ceux qui sont actuellement emprisonnés et accusés de génocide au Rwanda ont établi une distinction nette entre les massacres précédents et ce qu'ils ont fait pendant trois mois en 1994. Tous ont été invités à participer au génocide. Cette fois-ci, il fallait exterminer les Tutsis. Il n'y avait plus de limites.
L'horreur des témoignages présentés dans ce livre, ainsi que d'autres témoignages (voir le compte rendu du procès intenté contre des religieuses rwandaises en Belgique au site www.assisesrwanda2001.be/index.html), permet de situer aisément le livre de Robin Philpot, Ça ne s'est pas passé comme ça à Kigali: il s'agit d'une entreprise répugnante de négation d'un génocide. Même si cela se fait au nom d'une analyse politique. Philpot nie le meurtre systémique de centaines de milliers de Tutsis parce qu'ils étaient des Tutsis.
Son insensibilité le mène à écrire que les problèmes de santé mentale de Roméo Dallaire découlent de l'obligation de mentir et non du fait qu'il a vu et vécu le génocide (Philpot, page 113)! Robin Philpot trouve «louches» les horreurs sans cesse racontées sur les viols; son lecteur apprend qu'il s'agit plutôt de fausses accusations qui font l'affaire des féministes américaines soucieuses d'avancer un pion en droit international (pages 173 à 180).
Roméo Dallaire a commencé à utiliser le terme «génocide» 18 jours après le début de celui-ci (Dallaire, page 421). Les pays du monde tarderont davantage. Est-il facile de distinguer un génocide d'un acte génocidaire, d'un crime contre l'humanité ou d'un crime de guerre, voire de la guerre? Malgré les difficultés, il est impératif de le faire. Ergoter comme le fait Philpot sur la notion de planification, confondre guerre et génocide, transformer un génocide en débordement, en massacre généralisé ou en tragédie humaine, est odieux.
Philpot se contente d'évoquer le fait qu'une armée étrangère, soit des Tutsis intégrés à l'armée ougandaise, a commis le «pire crime», soit envahir un pays indépendant et assassiner son président. C'est ce qui aurait entraîné le génocide. Il ne dit cependant pas mot de ce qui est essentiel pour comprendre le génocide et le contexte rwandais: après avoir été erronément définis comme constituant une race par les colonisateurs belges, les Tutsis seront qualifiés par les idéologues rwandais du génocide de race étrangère qu'il faut éliminer pour qu'ils ne reviennent plus.
Quelle que soit la complexité de la guerre dans cette région de l'Afrique, malgré la prétendue intransigeance du FPR qui savait ce qui se passait derrière les lignes de l'armée gouvernementale rwandaise, soit le génocide -- Dallaire s'interroge d'ailleurs sur les motifs du FPR qui, selon lui, ne participait pas à réduire les tensions dans le pays, ce qui provoquait le génocide (page 588) --, rien ne justifie un génocide. Les guerres de pouvoir du FPR ou celles, d'influence, de certains pays justifient-elles le fait de massacrer près de un million de Tutsis parce qu'ils sont des Tutsis?
La Presse et Le Devoir publieraient-ils un texte d'un négationniste de l'Holocauste, maquillant ce génocide en massacre généralisé ou en «point de détail» de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, pour citer Jean-Marie Le Pen? Doit-on publier un texte qui soutient l'idée selon laquelle l'Holocauste est une invention des juifs ou d'Israël pour protéger ses intérêts?
C'est pourtant bien ce que Robin Philpot fait en soutenant l'idée voulant que le génocide rwandais est une invention qui sert les intérêts du FPR et qui masque sa responsabilité dans une tragédie humaine.
Le drame rwandais - De la négation d'un génocide
Québec 2007 - Philpot et le Rwanda
Pierre Trudel12 articles
Professeur d'anthropologie au cégep du Vieux-Montréal et chargé de cours au Département de science politique de l'UQAM
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