Le chaos et le scrutin

L'élection de dimanche en Irak peut sans conteste être qualifiée d'"exercice futile"

2005

mercredi 26 janvier 2005
--------------------------------------------------------------------------------

Dimanche, les Irakiens en mesure de se déplacer, participeront pour la première fois depuis des décennies à des élections visant à combler les sièges de l'Assemblée nationale de transition, de l'Assemblée kurde et de 18 conseils de province. La violence, le chaos et le terrorisme provoqués par l'invasion américaine rendront cet exercice électoral futile. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont transformé ce pays en Vietnam, et les Irakiens subissent déjà les sanglantes conséquences de cette situation. Ils n'ont pas fini de souffrir.
Le chaos généralisé
Après la victoire des troupes anglo-américaines sur l'armée irakienne, en avril 2003, les dirigeants politiques et militaires américains y étaient allés de trois affirmations péremptoires. D'abord, l'occupation serait de courte durée. Dès septembre de la même année, le nombre de troupes diminuerait puisque les Irakiens auraient accueilli les libérateurs avec des fleurs. Puis, les attaques contre les troupes américaines n'étaient le résultat que d'une poignée de terroristes et de nostalgiques de l'ancien régime. Ceux-ci étaient sur le point de disparaître. Enfin, les revenus pétroliers et l'aide internationale permettraient à l'Irak de se remettre rapidement de la guerre et de 35 ans de dictature.
Les faits ont démenti ces pronostics. Les États-Unis ont toujours 150 000 militaires sur le terrain, et les dirigeants de l'armée de terre viennent de confirmer le prolongement du séjour de ce contingent jusqu'à la fin de 2006. Selon l'ancien général Tommy Franks, les troupes américaines devront rester en Irak entre cinq et dix ans pour " stabiliser " la situation. Un parlementaire britannique parlait récemment de 10 à 15 ans.
L'occupation n'a apporté ni la sécurité ni l'amélioration de la vie quotidienne des Irakiens. La poignée de mécontents s'est transformée en une insurrection sophistiquée forte d'environ 20 000 individus. Le ministre irakien de la Défense estime leur nombre à plus de 100 000. Les attaques quotidiennes sont passées d'une dizaine à une centaine alors qu'entre 20 et 100 Irakiens et étrangers meurent chaque jour dans ce pays. Atteindre l'aéroport de Bagdad par la route est une opération dangereuse. Sortir de la capitale pour se rendre en province en voiture relève du suicide. La situation dans le pays est telle que pour s'assurer d'un maximum de sécurité pendant les élections de dimanche, les autorités américaines et irakiennes ont décidé de fermer pendant trois jours les frontières et l'aéroport de Bagdad et d'accorder un congé de même durée à tous les Irakiens (50 % sont au chômage).
Sur le plan économique et social, le tableau est plus contrasté. Les écoles et les hôpitaux fonctionnent, certaines infrastructures sont reconstruites, la bourse de Bagdad est ouverte et les exportations de pétrole ont augmenté. Pourtant, à Bassora, deuxième ville du pays située dans la partie la plus calme de l'Irak, les habitants n'ont droit qu'à quelques heures d'électricité par jour et doivent attendre des heures pour obtenir... de l'essence. L'aide internationale arrive au compte-gouttes et 90 % des 200 milliards immobilisés par le gouvernement américain sont destinés aux opérations militaires et non à la reconstruction.
Dans ce contexte, les Irakiens sont appelés à participer à une élection bidon. Durant la " campagne " électorale, les candidats ne sont guère sortis de chez eux pour rencontrer les électeurs ou pour tenir des rassemblements électoraux. En fait, les électeurs ne connaissent pas la plupart des candidats dont l'identité reste secrète jusqu'à dimanche à cause de l'insécurité. Les sunnites- environ 20 % de la population- n'iront pas voter, les grands partis les représentant ayant décidé de boycotter le scrutin et la violence rendant tout déplacement dangereux.
Du côté chiite, les choses se présentent mieux, car cette majorité est en position de prendre le pouvoir pour la première fois depuis des siècles. Toutefois, la redoutable milice chiite du populaire Moqtada Sadr refuse de participer et promet de frapper. Cela fait beaucoup de mécontents ou d'Irakiens empêchés d'exercer leur droit de vote. Selon la Commission électorale indépendante irakienne, 7 à 8 millions d'Irakiens sur les 14 millions d'électeurs potentiels participeront aux élections. Il faut y ajouter un million d'électeurs irakiens à l'étranger. Cependant, ils ne pourront pas tous voter à cause de complications logistiques. Enfin, là où en Ukraine 8000 observateurs étrangers étaient sur place pour surveiller le scrutin présidentiel, il n'y en aura pas un seul en Irak. Même le Centre Carter a refusé de cautionner par sa présence ce scrutin.
Et les résultats?
Quel sera le résultat? Une grande avancée pour la démocratie, dit le président Bush, citant l'exemple des élections palestiniennes. Justement, parlons-en de la Palestine. Ces élections précipitées, mais qui se sont déroulées dans le plus grand calme et sous supervision internationale, ont donné au président Mahmoud Abbas l'appui de 30 % des Palestiniens résidant dans les territoires et de seulement 15 % de l'ensemble des Palestiniens en âge de voter, y compris les réfugiés et les expatriés.
Soyez assuré que les élections irakiennes seront décrétées justes et légitimes. Les communiqués de presse de la Maison-Blanche sont déjà rédigés. Ils seront distillés heure après heure, jour après jour pour convaincre les plus sceptiques. Dimanche, c'est la journée des émissions politiques à la télévision américaine. Les ondes seront envahies par une majorité de politiciens et d'experts favorables aux thèses de l'administration. Ils noteront que, malgré les bombes, les Irakiens votent et que cela est juste et bon. Puis, lundi, le président américain proclamera sa satisfaction et affirmera que, maintenant, les Irakiens ont un Parlement et pourront s'occuper de leurs affaires sans intervention étrangère. Mardi, ce sera le retour à la triste réalité. Pour reprendre une expression du sénateur démocrate Robert Byrd, ce sera le retour " du sourire carnassier de l'occupant " et de ses effets quotidiens: chaos, violence, corruption et répression.
L'auteur est professeur invité au Groupe d'étude et de recherche sur la sécurité internationale du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal.
j.coulon@cerium.ca


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé