Le ministre de la Torture

2005

mercredi 12 janvier 2005
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Dans quelques jours, les États-Unis deviendront la première démocratie à compter au sein de leur gouvernement un titulaire du portefeuille de la Torture. Bien entendu, lorsqu'Alberto Gonzales, sera confirmé dans ses fonctions par le Sénat, sa carte de visite ne portera pas le titre de ministre de la Torture, mais bien celui de la Justice. Pourtant, ne soyez pas dupes. M. Gonzales supervisera bien cette pratique qu'il a contribué à mettre en place depuis trois ans.
La loi du cachet
Alberto Gonzales est un ami du président George W. Bush depuis toujours. Il est aussi, dit-on, un juriste aux grandes qualités. Je n'en sais personnellement rien, mais pour de nombreux observateurs américains, Alberto Gonzales est un flagorneur plus soucieux de servir les intérêts de son client, le président, que ceux des États-Unis et de son peuple. À titre de conseiller juridique de la Maison-Blanche sous le premier mandat Bush, il a supervisé et parfois rédigé les directives adoptées par la présidence sur le traitement des prisonniers capturés par les États-Unis lors des guerres en Afghanistan et en Irak. Ces directives ont abouti à de " mauvais traitements ", un euphémisme utilisé par la présidence pour éviter de parler de torture, de meurtres et de crimes de guerre, infligés à des dizaines d'individus et dont la plupart n'ont été accusés d'aucun crime.
Comment en est-on arrivé là? Le 11 septembre a joué un rôle déterminant dans la dérive extrajudiciaire actuelle. L'administration républicaine y a vu un nouveau type de guerre et d'ennemi. Le terrorisme auquel le monde est dorénavant confronté est devenu plus aveugle et plus meurtrier. Il ne se réduit plus à des actions locales, mais se déploie à l'échelle de la planète. Il utilise des moyens techniques plus sophistiqués pour frapper et provoquer le maximum de victimes.
Enfin, les terroristes sont sans foi ni loi, ne sont liés par aucun accord ou traité, n'ont pas d'allégeance à un pays et sont disposés à se suicider pour commettre leur forfait. Ce constat a amené Alberto Gonzales à redéfinir le cadre légal national et international dans lequel l'administration Bush doit opérer pour lutter efficacement contre cette nouvelle menace.
Essentiellement, Gonzales a dit au président qu'il disposait de l'autorité pour outrepasser les lois nationales et les traités internationaux. À ce titre, le président était autorisé à reconstruire un système juridique consistant à priver les prisonniers capturés en Afghanistan de toute protection juridique. Et pour s'assurer d'un maximum d'impunité, Gonzales et d'autres juristes ont conseillé au président d'embastiller les captifs pour une période indéfinie à Guantanamo Bay, une base américaine à Cuba, où le droit américain ne s'applique pas. Il devenait ainsi plus facile de torturer ces prisonniers n'ayant ni statut, ni droit.
Enfin, des prisons secrètes, toujours inconnues aujourd'hui et jamais visitées par la Croix-Rouge, ont été ouvertes un peu partout sur la planète pour cuisiner les prisonniers à l'abri des regards indiscrets. Dans cet univers kafkaïen, nul ne peut contrôler les actions du président. En un mot, les États-Unis ont adopté la loi du cachet de l'Ancien Régime français où une simple missive du monarque autorisait l'arrestation, l'emprisonnement, l'exil ou le meurtre de n'importe qui, sans qu'un jugement ne soit prononcé.
Stupeur et dégoût
Enfin, pour couronner le tout, il était nécessaire de définir ce qu'était la torture. M. Gonzales a préféré adopter une approche restrictive. La torture, a dit le créatif juriste, est ce qui provoque " une défaillance organique, l'altération d'une fonction corporelle ou même la mort ". Le reste ne relevait pas de la torture. La porte était dorénavant ouverte à toutes les interprétations et à tous les excès. Les petits soldats, mais aussi les généraux et les civils du Pentagone et même des médecins, ont alors déclaré la chasse ouverte avec les résultats que l'on connaît.
Les laborieux distinguos juridiques de Gonzales ont provoqué stupeur et dégoût non pas seulement chez Michael Moore, mais là où l'administration américaine s'y attendait le moins. Le général Antonio Taguba a révélé qu'au centre de détention d'Abou Ghraib, en Irak, " de nombreux cas de mauvais traitements criminels, sadiques, flagrants et dégradants ont été infligés ". La Cour suprême a démoli l'argumentaire du gouvernement sur les combattants irréguliers et reconnu leur droit d'accéder au système judiciaire.
Ruth Wedgwood, éminente juriste américaine, et James Woolsey, ancien directeur de la CIA, deux durs, partisans de la guerre, ont rappelé que les États-Unis ne vivaient pas au " Moyen-Âge, à l'époque ou les hors-la-loi étaient pourchassés telles des bêtes sauvages " et qu'une démocratie " ne saurait faire place au pouvoir sans borne exercé sur un être humain, peu importe qui il est ".
La semaine dernière, un groupe de 12 anciens généraux et amiraux ont écrit aux sénateurs, et non au président car cela ne servirait à rien, une lettre soulignant le rôle dévastateur que les politiques de M. Gonzales ont sur la réputation de leur pays dans le monde et sur le danger qu'elles posent pour la collecte d'information et pour la sécurité des militaires américains. Selon eux, le respect des Conventions de Genève " repose sur les valeurs morales qui sont au coeur de la création de ce pays ".
Lors des auditions du Sénat jeudi dernier, M. Gonzales a qualifié la torture d'odieuse et promis qu'il ferait respecter les lois la proscrivant. Je n'en crois pas un mot. Après tout, il est le collègue de Donald Rumsfeld, celui-là même qui affirmait que Saddam Hussein déplaçait ses armes tous les 12 heures à travers le pays et qui jurait savoir exactement où elles se trouvaient. On les cherche toujours, mais on sait que les prisonniers irakiens eux étaient déplacés d'une pièce à l'autre lorsque la Croix-Rouge visitait les bâtiments. J'en suis persuadé, Alberto Gonzales sera bien le seul ministre de la Torture au sein des démocraties.
Jocelyn Coulon
_ L'auteur est professeur invité au Groupe d'étude et de recherche sur la sécurité internationale du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal.


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