Déconcertant ! Pour comprendre le contenu de James Joyce, l'Irlande, le Québec, les Mots, il a fallu que je me réfère sans cesse au Dictionnaire québécois français de Lionel Meney. Je n'ai jamais rencontré autant de québécismes dont le sens précis m'échappait.
Un Cocorico moyen de Trifouillis-les-Oies serait incapable de saisir le propos de Victor-Lévy Beaulieu.
Voilà qui donne à réfléchir, non ?
La langue qu'utilise le barbu de Trois-Pistoles est truculente, riche, colorée. Aucun doute. Mais ce n'est pas du français. C'est du québécois. Une langue qui se singularise par sa sonorité, son vocabulaire, sa syntaxe.
En lisant Victor-Lévy Beaulieu, je me suis senti étranger à ce pays !
Un sentiment inconfortable. Exclusion et solitude.
Je lui en ai fait la remarque.
Bizarre, mais je jurerais que cela lui a plu : « Notre langue n'est pas le français. Notre langue est devenue contemporaine à elle-même. On ne peut empêcher une langue de devenir une langue nationale. Il faut que notre langue prenne ses distances avec le français normatif ».
Puis ce commentaire stupéfiant : « La langue française telle qu'elle se parle en France a perdu beaucoup de ses éléments de vitalité parce qu'on l'a trop encadrée, trop policée. La langue française se meurt faute d'inventivité. Elle est abstraite et elle se meurt ».
Décidément, on ne s'ennuie jamais avec ce type !
J'étais allé le visiter pour qu'il me parle de Joyce et voilà qu'il était en train de prononcer l'avis de décès du français.
Donc, je suis allé voir le barbu chez lui. Aux Razazi, aux Razazades.
Laissez-moi vous camper le décor.
Sur la route 132, direction de Rimouski, j'ai failli passer tout droit. Je ne reconnaissais plus l'élégante maison de Victor-Lévy Beaulieu. Et pour cause, la végétation a tout envahi. La luxuriance du jardin masque la façade.
J'entre dans la propriété. Je monte l'escalier qui mène à la galerie qui ceint la maison. J'agite la cloche de la porte d'entrée et j'attends.
Le temps de compter jusqu'à trois et une meute hurlante et menaçante accourt au triple galop. Je suis cerné par les cabots et je fais gaffe à mes fesses.
Par chance, quelqu'un s'en vient. C'est le maître des lieux. Le pas léger et l'humeur badine. Ni chapeau ni lunettes noires, mais un simple ticheurte et des bobettes. Voilà un homme qui sait recevoir !
Les chiens se calment le pompon. Ils sont au nombre de six. Étrange mélange de colley et de samoyède. Des grandes gueules mais des cœurs tendres. Je fais ami-ami avec chacun d'eux.
La meute sur les talons, Victor-Lévy Beaulieu me fait les honneurs de sa maison. Un désordre sympathique. L'homme est occupé. Il vient de ramasser des framboises, de quoi remplir plusieurs cruches.
Non seulement il y a des chiens, mais il y a des chats. Partout. Une dizaine. Chiens et chats ont l'air de vivre en bonne intelligence.
Nous prenons place à la table de la salle à manger. Une grande table d'autrefois. Toute en longueur.
La pièce est chaleureuse. Lambrissée de bois précieux d'Amérique du Sud. Un endroit inspirant. Qui donne envie de discuter et d'aller au fond des choses.
Mais il y a les chiens. Quand ils ne sollicitent pas une caresse, ils se mettent à japper au moindre pet. Un train qui passe au loin. Un bazou qui criarde sur la route. Un arbre qui craque...
Ambiance !
L'événement de la rentrée littéraire, ce sera la publication d'un énorme pavé de Victor-Lévy Baulieu : James Joyce, l'Irlande, le Québec, les Mots.
Un livre dans l'esprit de Monsieur Melville, qui se veut tout à la fois une étude sur l'Irlande, la vie et l'œuvre de James Joyce, et une « revisite » de l'histoire du Québec. Un Québec très semblable et très différent de l'Irlande.
Un livre dont le premier jet remonte à 1973. La version finale a demandé deux ans et demi d'écriture. Tirage ? Une centaine d'exemplaires en édition de luxe et 2664 en édition courante.
Si peu de gens peuvent se vanter d'avoir lu Proust, encore moins peuvent prétendre avoir lu Joyce. L'un et l'autre des auteurs difficiles.
Joyce était un Irlandais dont le roman Ulysse (publié à Paris en 1922) fut acclamé par les uns et violemment rejeté par les autres. Une œuvre monumentale et symbolique qui reprend à sa façon la structure mythologique de L'Odyssée.
Deux autres de ses livres se distinguent : Les Gens de Dublin et La Veillée de Finnegan.
On dit de Joyce qu'il a été le plus grand auteur du XXe siècle. Tout est relatif. On pourrait en dire autant d'une bonne dizaine d'écrivains !
Pourquoi un livre sur Joyce, mon beau Victor ?
« Personne ne le connait ou à peu près. C'est l'écrivain le plus important du XXe siècle. »
Est-ce pour ça que vous lui consacrez un livre de 722 pages ?
« C'est aussi un livre politique. L'histoire de l'Irlande et celle du Québec sont des histoires qui se ressemblent. »
Qui se ressemblent ?
« Oui, la violence en moins ! »
Oublions la violence, tenons-nous en aux ressemblances. Qui sont ?
« Le Québec et l'Irlande, c'est le même genre de pays. Pays catholiques à gros grains. Le Québec a subi l'influence de l'immigration irlandaise. Les Irlandais ont pris beaucoup de place ici. Parce que le Québec est un pays catholique, ils se sont assimilés plus facilement. En lisant Joyce, ce qui m'a frappé, c'est ça : l'Irlande, ça nous ressemble. Pourquoi Joyce a écrit ce qu'il a écrit et pas nous ? »
Dans votre gros bouquin, mon cher barbu, vous abordez un point fondamental : le problème du Québec, c'est l'absence d'un mythe fondateur. Expliquez-moi ça.
« On pourrait se tutoyer, non ? »
Si vous voulez. Euh... si tu veux. Donc, le Québec en manque de mythe ?
« L'important, c'est la mythologie. L'Irlande existe parce qu'il y a une mythologie derrière. Une mythologie irlandaise. Au Québec, on a été incapable de se créer une mythologie qui nous soit propre. C'est la mythologie qui assure le fondement d'un pays, le héros héroïque. »
Seriez-vous... serais-tu en train de me dire qu'il manque une étape dans l'histoire du Québec ? Et qu'en raison de cette absence, le Québec est incapable d'aller de l'avant ?
« Oui ! »
Une mythologie, ça s'invente. Le Québec peut-il s'en inventer une ?
« C'est ça la question. Peut-on se faire une mythologie par-devant ? Je donne la réponse dans mon livre. »
Et c'est... ?
« C'est oui en autant qu'on se donne des armes linguistiques, politiques et culturelles pour la créer. On ne pourra pas faire l'indépendance sans mythologie. »
Songeur, il tire un bon coup sur sa pipe. Et l'œil canaille, il lance :« Le Québec n'est pas historique, il est hystérique ! »
Certes, mon bon ami. Parle-moi donc du mythe irlandais.
« Le mythe fondateur de l'Irlande, c'est une femme. Dana. Elle a inventé un pays seulement pour créer de la beauté. C'est un monde de beauté. Mais les hommes se sont empressés de se faire la guerre. Ils ont divisé l'Irlande en deux : le barde, au nord, et la harpe, au sud. Depuis ce temps-là, l'Irlande court après sa queue. Dans ses livres, Joyce a privilégié le monde de Dana. La beauté, la musique, le chant, la harpe. »
Revenons au Québec. À qui ou à quoi peut-on attribuer cette absence de mythe ?
« On a eu tort, comme nation francophone en Amérique, d'avoir laissé tomber les minorités francophones du Canada et des États-Unis. »
Les nationalistes québécois prétendent que ces minorités sont raides mortes. Qu'en pensez-vous ?
« On n'a plus de liens avec eux-autres. Le mythe du francophone en Amérique ce pourrait être celui de la parole, de la bonne parole. La mythologie de la parole par-devant. Nous sommes gens de parole, gens de bonne parole. Que ce soit celle de Céline Dion, de Robert Lepage ou de Guy Laliberté. »
Céline Dion... êtes-vous sérieux, là ? Qu'est-ce que vous mettez dans votre pipe ?
« Il faut que le mythe soit collectif, qu'il représente les gens d'un lieu donné. »
N'est-ce pas un peu trop tard pour la mythologie de la parole par-devant ? « À mon avis c'est jamais trop tard. »
VICTOR-LÉVY BEAULIEU. James Joyce, l'Irlande, le Québec, les Mots. Les Éditions Trois-Pistoles. 722 pages
La mythologie de la parole par-devant
Victor-Lévy Beaulieu propose une étude sur l'Irlande, sur la vie et l'œuvre de James Joyce, et il « revisite » l'histoire du Québec.
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