Essais québécois

La révolution scolaire selon Jean Forest

Québec - le monde des idées



Alors que les pleureuses, à la faveur du décès du frère Untel, reprennent leur rengaine, argumentée à coups d'anecdotes insignifiantes, sur la dégradation du français au Québec, le professeur Jean Forest donne plutôt un coup de pied dans la fourmilière et prend tout ce beau monde à rebours. Les jeunes Québécois -- et les vieux aussi, d'ailleurs -- maîtrisent mal le français écrit? Mais c'est la faute de la langue française elle-même, dont le code écrit regorge d'aberrations lexicales, orthographiques et grammaticales! Des cancres, ces étudiants universitaires qui peinent à écrire sans fautes? «Non, des victimes», s'exclame le professeur de langue et de littérature dans ce Pamphlet pour les décrocheurs, puissamment provocateur et plutôt carré.



«Pourquoi donc les décrocheurs décrochent-ils ? demande le polémiste. Mais à cause des leçons de français et de mathématiques, cela tombe sous le sens !» Deux éléments sont particulièrement dans sa mire : les incohérences du français écrit, notamment l'accord du participe passé avec l'auxiliaire avoir, cette «invention satanique par excellence, la certitude d'années d'efforts stériles, l'assurance de l'erreur, de la honte, du sentiment d'impuissance et du complexe de culpabilité garanti juré craché toute la vie durant» et qui serait «à lui seul responsable de la moitié des décrochages», et le calcul différentiel et intégral, inutile pour à peu près tout le monde. La révolution scolaire proposée par Forest relativiserait l'importance de ce qu'il qualifie d'absurde et de stupide.
À quoi l'école devrait-elle servir, demande-t-il ? À transmettre le goût de la culture. Et qu'est-ce que la culture ? Non pas les connaissances, mais une rencontre, sur le plan horizontal, celui de l'espace, avec «ce que les autres pensent et font, qui ne correspond pas avec ce que l'on pense et fait soi-même», et, sur le plan vertical, celui du temps, avec «ce que les autres ont pensé et ont fait autrement et que peut-être aurions-nous avantage à copier». L'objectif ultime de la culture, ajoute Forest, «est de critiquer ce qui pour nous spontanément va de soi». Et que fait l'école ? Elle tourne le dos à cet objectif en faisant plancher écoliers, élèves et étudiants sur des «futilités aberrantes» qui entretiennent une idéologie sélective et élitiste. La France, écrit Forest, a aboli le privilège de classe en 1789, mais «le vocabulaire, l'orthographe et la grammaire remplacèrent alors le sang bleu».
Contre le par coeur

Sur son élan, et faisant flèche de tout bois, le polémiste établit un parallèle entre l'enseignement actuel du français et des mathématiques et l'enseignement du latin et du grec dans les années précédant la Révolution tranquille : «Le latin et le grec, indispensables pour entrer en médecine vétérinaire, sans doute pour parler aux vaches à la mode de Cicéron ou de Démosthène ! Meuh... »
Pour lui, ces enseignements, comme l'abus d'anatomie en médecine et la mémorisation du Code civil en droit, présentent tous le même défaut : «Apprendre par coeur n'est pas réfléchir et moins encore innover, condition essentielle pour que s'accomplisse quelque progrès que ce soit, et je ne vois pas comment dans le cadre de l'enseignement du français on peut actuellement tirer son épingle du jeu autrement qu'en en mémorisant docilement les innombrables graphies aberrantes, règles et exceptions !» D'où, d'ailleurs, son éloge de la faculté de médecine de l'Université de Sherbrooke, qui aurait supprimé les salles de classe, les cours d'anatomie et la salle de dissection avec succès, et son parti pris en faveur de l'utilisation systématique des correcteurs informatiques et des calculatrices. «Ne vaudrait-il pas mieux, suggère-t-il, quand on sait ce qui attend nos futurs médecins, trouver le moyen d'identifier ceux qui sont poussés vers ce dur métier par le désir indispensable de soigner les malades et non par l'excellence en mathématiques ?»
En ce qui concerne l'enseignement du français, sujet principal de ce pamphlet, Forest prétend que l'école québécoise met la charrue devant les boeufs en insistant sur l'écriture plutôt que sur la lecture, qui «vient forcément en premier lieu» dans une saine démarche pédagogique. Aussi, il propose de «créer un enseignement ni aristocratique ni populiste, mais démocratique au sens où son rôle serait de mettre la culture au coeur de l'éducation, de telle sorte que les décrocheurs ne ressentent plus la nausée qui les fait fuir et que les aspirants médecins ne perdent plus leur temps en classe avec la peur au ventre de ne pas décrocher le tout petit point supplémentaire sans lequel les portes de la faculté de leur choix demeureront hermétiquement fermées».
Des contradictions
Séduisante, cette proposition perd de son charme quand le polémiste la décline en détail. Ainsi, selon lui, il s'agirait d'apprendre à écrire à tout le monde, mais en réservant un apprentissage qui va au-delà des rudiments aux 25 % que cela intéresse et qui «auront un jour à gagner leur pain en écrivant». Est-il vraiment démocratique, cet enseignement de type utilitariste qui pratique une ségrégation dès le primaire ? «Il faut rigoureusement séparer les forts des faibles en français comme en mathématiques et ne jamais exiger de ces derniers davantage que le minimum», écrit Forest. Mais qui sont, la plupart du temps, les faibles, sinon ceux qui subissent déjà une injustice socioéconomique ? Et l'école devrait avaliser et reproduire cela, même à l'étape de la formation obligatoire ? Parle-t-on, ici, de révolution ou de contre-révolution ?
Forest, d'ailleurs, n'en est pas à une contradiction près. Ainsi, il se moque d'abord de l'enseignement du latin et du grec pour mieux le réhabiliter, ensuite, pour les «intéressés». Il dénonce le fait que l'école est «devenue le lieu où ne pas traumatiser les enfants en les mettant à l'abri de ce qu'ils ne connaissent pas» et affirme plus loin qu'il ne faut pas pénaliser les enfants pour leurs maladresses en français parce que «le châtiment [engendre] la haine de l'apprentissage, le dégoût de l'écrit et un complexe de culpabilité permanent». Il suggère de faire lire Yves Thériault, «son intention ayant été de parler leur langue aux Québécois», mais le vaste programme de lecture qu'il propose est systématiquement français et étranger pour le reste. La faute du genre pamphlétaire ? S'il permet les outrances roboratives, le pamphlet, comme tout discours d'idée, ne saurait s'accommoder des incohérences et de l'argumentation relâchée.
Forest, donc, a raison de dire que l'école actuelle remplit parfois mal sa mission culturelle en négligeant la pédagogie par la lecture au profit d'une pédagogie qui n'est même pas à la hauteur de l'utilitarisme qu'elle professe. Son pamphlet, à cet égard, brasse bellement la cage. Les solutions concrètes qu'il avance, cependant, confondent révolution démocratique et fatalisme cynique, et finissent par être réactionnaires au nom du progressisme.
louiscornellier@parroinfo.net
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Pamphlet pour les décrocheurs
Jean Forest
Triptyque
Montréal, 2006, 96 pages
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Notons que notre chroniqueur Louis Cornellier, qui est professeur au Cégep de Joliette, fait paraître cet automne, aux Éditions Nota bene, une Lettre à mes collègues sur l'enseignement de la littérature et de la philosophie au collégial, dans laquelle il en appelle à un renouveau dans l'enseignement de ces matières. L'ouvrage contient les répliques de quatre contradicteurs -- les philosophes Marc Chabot et Michel Morin, de même que les littéraires Monique Larue et Jean Pierre Girard -- qui ont répondu à l'invitation au débat de Cornellier. (NDLR)


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