De 1960 jusqu’au tournant du millénaire, le débat sur la souveraineté du Québec était au cœur de notre vie politique. C’était, disaient les souverainistes, c’est-à-dire environ la moitié des Québécois, une question de vie ou de mort nationale. Vingt ans plus tard, malgré l’absence de tout règlement de la question, l’affaire semble classée. Quand on s’acharne à vouloir la relancer, on donne l’impression de faire entendre un couac. Faut-il en conclure que, devant l’adversité, bien des Québécois naguère tentés par l’indépendance ont choisi la mort nationale lente dans la marmite canadienne ?
Dans le numéro de juin 2020 de L’Action nationale consacré au 25e anniversaire de fondation des Intellectuels pour la souveraineté (IPSO), le subtil cinéaste Bernard Émond, dans un texte aux accents tragiques, exprime sa profonde inquiétude, voire sa colère, devant l’apathie nationale de ses compatriotes. « Nous devrions faire l’indépendance, écrit-il, parce que, sans elle, nous sommes morts comme peuple. Dans trente, dans cinquante, dans cent ans il y aura bien, sur le territoire de cette province, des gens qu’on continuera à appeler Québécois, mais ils seront québécois comme nos voisins sont ontariens. »
Pour Émond, seule l’indépendance peut « garantir les conditions d’existence d’une mémoire commune qui puisse fonder l’action ». Sa réalisation passe donc « par un peuple de chair, attaché à une histoire et à une culture communes, pas par une collection d’individus qui n’ont en commun que le rêve de l’extension illimitée de leurs droits et de l’assouvissement immédiat de leurs désirs de consommation ». Or, ce peuple qui veut vivre, le cinéaste ne le voit plus.
Dans un réquisitoire contre « notre veulerie, notre indifférence », notre soumission à la puissance culturelle de l’anglosphère et contre notre démission quant à la transmission de l’histoire du Québec et de la langue française, Émond, qui en appelle à un sursaut de volonté collective sans trop y croire, pointe quelques obstacles supplémentaires au projet indépendantiste.
Privée de sa majorité francophone et de sa capacité d’intégration des nouveaux arrivants, Montréal, note-t-il, « ne fait déjà plus partie du Québec » et « est devenue une ville canadienne où on a simplement un peu plus de chances de se faire comprendre en français qu’ailleurs ».L’ultragauche, ajoute-t-il, en plaidant pour le sans-frontiérisme et en s’adonnant au « culte de la plus petite différence », a tourné le dos à la lutte nationale québécoise et refuse de voir « que nous sommes de plus en plus seuls et que nous sommes en train de mourir ».
Les intellectuels, conclut Émond, ont le devoir d’attaquer « avec l’acharnement de Pierre Falardeau ou le raffinement de Pierre Vadeboncœur » pour « sauver ce qui peut encore l’être ». Ils ont le devoir, lâche un Émond presque désespéré, de nous préparer « à mourir en ne cédant plus un pouce, comme des insurgés sur une barricade ».
Cela suffira-t-il à nous faire prendre conscience « que l’histoire n’est pas écrite et que, malgré notre fatigue et nos démissions, nous pouvons encore écrire la nôtre » ? Le texte d’Émond s’intitule « Les derniers ». Son ton crépusculaire se veut l’aiguillon de notre réflexe de survie.
Dans L’inconvénient (été 2020), un essai d’Ugo Gilbert Tremblay enfonce le clou démographique évoqué par Émond. « J’ai conscience que ce texte infligera peut-être une douche froide à plusieurs souverainistes de bonne volonté », écrit le juriste et philosophe.
L’évolution démographique du Québec tend, en effet, à fragiliser l’option indépendantiste. D’abord, le Québec vieillit, et l’histoire enseigne qu’une population plus âgée craint les changements radicaux. Ensuite, et surtout, dans ce cas, le poids démographique des Québécois d’ascendance canadienne-française diminue sans cesse. Le chercheur Charles Gaudreault a montré qu’il était passé de 79 %, en 1971, à 64,5 %, en 2014.
« Dans un monde idéal, écrit Tremblay, on aimerait que les opinions politiques des citoyens québécois soient indiscernables de leurs origines, mais la réalité n’est pas idéale, et il est factuellement incontestable que les immigrants et leurs descendants ont eu historiquement moins tendance à voir la séparation du Québec comme une option souhaitable. » Il ne s’agit pas de les en blâmer — en démocratie, les citoyens ont droit à leurs opinions —, mais de constater une réalité qui rend l’indépendance de plus en plus improbable.
Peut-on croire, comme le suggère le philosophe Jérémie McEwen dans le même dossier, qu’un autonomisme de gauche, une sorte de « multiculturalisme francophone » sans pays, constitue la voie à suivre afin de perpétuer le Québec français ? Mais sans pays, justement, sans les pouvoirs d’un État pleinement souverain, comment croire possible la réalisation de n’importe quel projet de société ?