Certains jours, on se demande si nous ne sommes pas en train de perdre le sens commun sur cette scène médiatique qu'est la vie aujourd'hui. Par exemple, comment la presse américaine, canadienne et internationale a-t-elle pu reprendre à l'unisson cette interprétation ahurissante de la larme ravalée d'Hillary Clinton, qui lui aurait procuré la victoire au New Hampshire?
Les télés ont présenté en boucle l'image de la candidate, visiblement fatiguée, la voix retenue, l'hésitation étudiée, se laissant émouvoir en quelque sorte par sa propre émotion. La victoire, contredisant les sondages dont plusieurs personnes semblent oublier qu'ils étaient simplement faux, a donc été attribuée par des observateurs et analystes patentés à cette faiblesse humanisante, preuve qu'Hillary ne renie pas son sexe.
Nous sommes ici dans un dérapage incontrôlé, voire incontrôlable. La «couverture» médiatique des campagnes politiques transforme irrémédiablement la politique elle-même. L'obligation de résultats, à savoir des nouvelles assez croustillantes et frappantes pour alimenter les chaînes d'information continue, des bulletins de nouvelles exigeant le choc percutant, des manchettes de journaux à la recherche éperdue de lecteurs, et des sites, blogues et autres formats sur Internet, cette obligation est en train de renverser l'échelle des valeurs.
Le contenu politique déjà allégé depuis des décennies de communications par des clips de quinze secondes disparaîtra bientôt au profit d'un clignement de l'oeil, d'un geste de la main, d'un enrouement de la voix, d'un haussement de sourcil, qui deviendront les déclencheurs de l'adhésion des électeurs à un candidat donné. S'agissant d'une femme, sa glande lacrymale sera l'attribut d'une victoire, ou d'un renversement de tendance, à condition cependant qu'elle ne soit pas hyperactivée. En d'autres termes, une crise de larmes pourra tuer une carrière politique. Pour les hommes, c'est l'évidence même, pour seulement quelques larmes versées malencontreusement.
Nous sommes au-delà de la «peopolisation», nous arrivons à la psychologisation de la politique. Les journalistes sont de plus en plus à la recherche de l'impair, du bafouillage, du lapsus, du coup de sang, qui seraient de meilleurs révélateurs des candidats au pouvoir suprême que les idées qu'ils expriment.
L'image
La plupart des citoyens ont grandi avec la télévision. On leur a enseigné que l'image vaut mille mots et c'est devenu leur credo. D'ailleurs, n'assiste-t-on pas à un recul de l'orthographe et de la lecture dans nos pays, contrebalancé par une exigence grandissante de la qualité technologique des images? Pourquoi alors continuer de croire à la primauté des idées qui devraient dominer le monde puisque les gens se laissent convaincre plutôt par des personnalités qui les séduisent avant tout? «Je l'aime» ou «je ne l'aime pas», ou, plus familièrement, «j'y aime pas la face» ou «c'est mon candidat, peu importe le reste»; voilà ce qu'on entend souvent dans la bouche de gens ni idiots ni ignorants. Avec cette façon de raisonner, on votera pour une femme parce que c'est une femme, pour un Noir ou un gai pour les mêmes raisons. Certains qualifient cela de solidarité, mais ne peut-on pas s'interroger sur les conséquences de ce réflexe grégaire au moment de voter?
À vrai dire, à force de se censurer au nom de la rectitude politique, à trop vouloir contrôler sa vie, son environnement, ses amours, ses amis, à force de taire ce que l'on pense de crainte d'être mal jugé (toujours l'image) ou, pis, rejeté (l'angoisse dans nos sociétés conformistes), on enfouit au fond de nous-mêmes les heurts qu'on subit, les ressentiments inexprimés, les frustrations au quotidien et l'on se défoule sur des images publiques, celles des politiciens au premier chef, sorte d'écrans sur lesquels on projette nos irrationalités publiquement taboues.
Les médias sont au coeur de cette mutation dans l'irrationnel. Ils servent de machines à exacerbation. Ils entretiennent, en quelque sorte, la sensiblerie populaire et contribuent à la consolidation de la démocratie émotionnelle qui caractérise nos sociétés, où on veut le voir et le ressentir pour le croire.
En fait, ne pourrait-on pas penser que les technologies modernes véhiculent des archaïsmes de façon aussi importante qu'elles nous renvoient la réalité contemporaine? Les campagnes électorales en cours aux États-Unis, de même que celle des présidentielles en France, sont exemplaires à cet égard. La présence de femmes, en l'occurrence Ségolène Royal et Hillary Clinton, instaure aussi une dimension émotionnelle supplémentaire dans le débat politique. Les médias, du coup, se sentent obligés d'être plus attentifs à ces petits frissons humains qui parcourent les uns et les autres dans l'arène politique. Les candidats masculins sont obligés de réfréner leurs attaques, d'enfouir les restes machistes collés au fond d'eux-mêmes, de surveiller leur vocabulaire mais aussi de paraître plus «féminins», entendu ici au sens de plus humains. Quant aux femmes candidates, et Hillary la forte tête l'a compris, elles se doivent d'osciller entre la victimisation et l'attaque.
Du coup, les idées perdent de leur impact. Aux États-Unis, la suite du combat Obama-Clinton risque de se jouer dans une personnalisation à outrance, car les deux candidats n'affichent pas de divergences profondes sur les grands enjeux. Quant à la larme d'Hillary, certains y croient, mais nombre de personnes sont perplexes. Comment a-t-elle pu rester de glace devant les caméras au moment de la glauque histoire de Bill avec Monica et être si émue cette semaine devant les résultats négatifs d'un sondage? Et si les émotions étaient aussi des armes!
denbombardier@videotron.ca
La larme politique
La «couverture» médiatique des campagnes politiques transforme irrémédiablement la politique elle-même.
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