400 ans de Québec

"La France n'a rien laissé derrière elle"

Québec 400e - vu de l'étranger

L'un enseigne en France, l'autre dans la Belle Province. Leur éloignement géographique n'empêche pas ces deux historiens de dresser un constat très proche de la longue chronique franco-québécoise... Regards croisés.
La France a-t-elle jamais eu un projet colonial cohérent en Amérique du Nord ? Avec la perte du Canada, lors du traité de Paris (1763), qui met fin à la guerre de Sept Ans, faut-il parler d'une conquête anglaise ou d'une cession par la France ?
Jacques Portes : Au xviie siècle, les gouvernements français n'ont pas d'intérêt particulier pour le continent américain. Ils suivent une politique d'à-coups, car la Nouvelle-France est éloignée et dépourvue de richesses exploitables immédiatement. D'ailleurs, à l'époque de la guerre de Sept Ans - la première guerre mondiale - la France ne jette pas toutes ses forces dans le conflit américain. La bataille de Québec s'est jouée à peu de chose. Et, lors de la négociation du traité de Paris, quand Londres propose aux Français de conserver la Nouvelle-France en échange de Saint-Domingue, ils s'y refusent.
Yvan Lamonde : La conquête territoriale anglaise correspond à une cession par la France, qui nourrit d'autres ambitions géopolitiques. Cela dit, il faut dédramatiser la conquête. L'Angleterre a mis en place un système colonial subtil et intelligent. Et ça marche : onze ans après le traité de Paris, les insurgés de l'indépendance américaine vont demander le ralliement des Canadiens français, qui ne leur concèdent qu'une neutralité bienveillante. Londres comprend vite qu'il vaut mieux offrir que céder les libertés parlementaires et, dès 1792, une Chambre d'assemblée est mise en place. A la mort de George III, en 1820, le chef du Parti canadien, Louis-Joseph Papineau, le compare à Louis XIV et à Louis XV. Et nulle ambiguïté : à ses yeux, le roi britannique a offert au Canada les libertés anglaises !
Quand la France part, après le traité de Paris, abandonne-t-elle les Canadiens français en ne leur laissant rien derrière elle?
Y. L. : Ça y ressemble. Laissez-moi citer la lettre de mère Marguerite d'Youville, la fondatrice d'une communauté d'ursulines, qui écrit en 1765, à propos des billets d'ordonnance [la monnaie, en principe garantie par l'Etat français, et finalement remboursée par celui-ci à hauteur de 25 % seulement] : « Nous nous étions flattés que la France ne nous abandonnerait pas. Mais nous nous sommes trompés dans notre attente. Après avoir été durement traités ici, nous le sommes encore là. »
J. P. : Oui, la France ne laisse rien derrière elle.
Le régime anglais a-t-il été oppressif ?
J. P. : Pas tellement. L'Eglise catholique, interdite en Angleterre, a pu se développer. L'accès à la politique était limité mais il n'y a pas eu de volonté d'acculturation. D'ailleurs, les élites canadiennes françaises ont accepté de collaborer.
Y. L. : Je le répète : le système colonial anglais était intelligent. Il y a eu des violences, une résistance en 1837, une rébellion en 1838, vite matée. Mais, en 1849, quand les députés demandent des indemnités pour les « patriotes » (insurgés) qui ont été exécutés ou exilés, le gouvernement consent à dédommager les citoyens victimes des soldats et des « patriotes ».
La conquête anglaise a-t-elle mis en péril l'identité culturelle et sociale des Canadiens français ?
Y. L. : D'un strict point de vue juridique, le seul changement fut celui du roi. Mais avec le monarque anglais vient aussi l'imprimerie. Cela dit, la nouvelle métropole a un système juridique, une religion, une langue différents. Autant d'éléments fondamentaux pour l'identité. Toutefois, quand les autorités veulent mettre en place un système scolaire destiné à angliciser la population, elles se heurtent à une résistance populaire. Au niveau politique, la question de l'identité se pose dès l'octroi d'un régime parlementaire. En 1792, quand les députés, tout juste élus, se réunissent, ils doivent répondre à deux questions : quelle sera la langue d'usage de l'Assemblée ? Dans quelle langue seront publiés les débats ? Le bilinguisme s'impose. Le premier président de l'Assemblée est même un francophone ! La stratégie visant à importer dans la colonie une majorité anglophone ne réussira qu'autour des années 1850. Et seulement pour quelque temps. Au moment de la conquête, les francophones représentaient 85 % de la population - le même pourcentage qu'aujourd'hui au Québec.
J. P. : La conquête anglaise a irrigué l'identité canadienne. Le système politique est d'inspiration britannique. La cuisine aussi. Il y a trente ans, jeune coopérant à Chicoutimi, j'avais été frappé de constater qu'on y mangeait comme en Angleterre.
Les Canadiens français ont-ils laissé tomber la France pendant les deux guerres mondiales ?
J. P. : Nombre de Canadiens français ne voulaient pas faire la « guerre de l'Angleterre ». Mais était aussi enraciné, comme aux Etats-Unis, un sentiment isolationniste : pourquoi aller se battre quand on n'est pas menacé directement sur son sol ? Enfin, un pan minoritaire de l'opinion jugeait que ces épreuves étaient une juste punition infligée à la France laïque.
Y. L. : C'est une question très intéressante et complexe. En imposant la conscription, en 1917, le gouvernement fédéral a suscité un vif mécontentement au Québec. Le Premier ministre Mackenzie King organise un référendum en 1942, afin de lever sa promesse initiale de ne pas instaurer une conscription. Toutes les provinces à majorité anglophone donnent un résultat massivement favorable. Au Québec, le résultat est inverse : plus de 70 % des votants sont contre. C'est un indice de la faiblesse de la survie de l'attachement à la France dans l'opinion québécoise. Le gouvernement canadien a beau répéter qu'il faut aller se battre au secours de la civilisation française en péril, l'argument ne porte pas. Le mot d'ordre, au Québec, c'est l'opposition à la conscription. Mais il y a eu tant de Canadiens français tués lors du raid sur Dieppe (avril 1942) et en Normandie qu'il semble évident qu'il n'a pas été suivi par tous.
Y a-t-il eu un « pétainisme québécois » qui aurait précédé et annoncé Vichy ?
Y. L. : Tout à fait. [Il y a eu à Montréal, dans les années 1920->archives/ds-societe/index-racisme-30.html], une revue qui s'appelait L'Action française, pénétrée d'un esprit barrésien et maurassien. Religion, patrie, travail : c'est le même humus. Dans le sillage de la crise de 1929, des mouvements fascistes apparaissent ensuite au Québec, comme, d'ailleurs, dans le reste du Canada. C'est le fascisme latin de Mussolini, Franco, Salazar, Peron qui fascine. Dès 1931, l'Eglise propose de substituer le corporatisme au capitalisme défaillant. Ces fascistes québécois rêvent d'un Etat catholique, français, libre. Cette tentation fasciste s'effondre avec la guerre.
J. P. : A strictement parler, il n'y a pas de « pétainisme québécois ». Cela aurait un sens si le mouvement avait influencé ce qui s'est passé en France, ce qui n'est pas le cas. Mais, oui, une partie des élites religieuses et politiques québécoises a baigné dans un climat nationaliste, antisémite, maurassien. Oui, elle s'est retrouvée, après 1940, dans l'idéologie du régime de Vichy. Ce qui explique qu'en 1945 des dizaines de collabos aient trouvé refuge au Québec sans être inquiétés.
Du balcon de l'hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967, le général de Gaulle lance : « Vive le Québec libre ! », ce qui provoque un choc dans la province et déclenche une grave crise entre Ottawa et Paris. Etait-ce une sortie préméditée ou accidentelle ?
J. P. : C'est un choix délibéré et volontariste. Rien n'a été improvisé. Ce faisant, il rompt avec une ligne politique vieille de près de deux siècles. Il confiera après coup qu'il lui fallait « venger la trahison des rois » et le faire vite, compte tenu de son âge avancé. Dès 1963, il l'a décidé : « Nous n'irons pas fêter le centenaire de la Confédération canadienne [en 1967] comme le voudraient les Anglais et les fédéralistes. » L'histoire de la Nouvelle-France l'a toujours intéressé. A l'Ecole de guerre, il lui consacre un exposé. Imprégné des nationalismes du xixe siècle, de Gaulle n'a jamais cru à la survie de l'Etat canadien sous sa forme actuelle, qu'il juge fragile.
Y. L. : S'il est un Français dont la pensée est impénétrable, c'est bien de Gaulle ! J'observe que, dans les milieux gaullistes de l'époque, il n'y a pas d'unanimité pour répondre dans un sens ou dans l'autre à votre question. De Gaulle a le sens de l'histoire, il connaît l'Histoire du Canada français, il est venu à Québec pendant la guerre pour recueillir un soutien à la France libre. En juillet 1967, il a en mémoire ce travail de conquête de l'opinion. Et, cet été-là, l'atmosphère est si volatile... Le mot lâché a pu être de circonstance, même s'il était porté par un certain nombre de facteurs historiques.
Jacques Portes, professeur à l'université Paris VIII.
Yvan Lamonde, professeur à l'université McGill, à Montréal.
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Jean-Michel Demetz


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