Québec

Joyeux anniversaire?

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Québec 400e - vu de l'étranger

Il y a quatre cents ans (ce jeudi précisément) naissait la ville dont la Belle Province a hérité le nom. Que vont fêter ensemble fédéralistes et souverainistes ? La célébration s'annonce délicate, comme tout ce qui touche à l'histoire québécoise.
C'est une ballade mélancolique pour un anniversaire qui ne l'est pas moins. Il y est question de « grandes victoires, de grandes défaites », d'une « terre aux mille visages », d'une « ville avec un coeur ». Curieusement, à aucun moment, les paroles ne mentionnent le nom de celle dont on célèbre les quatre siècles. Comme si Tant d'histoires - c'est le nom de la chanson officielle des fêtes du 400e anniversaire de la ville de Québec, notez le s dans le titre - voulait souligner l'embarras qui entoure cette commémoration.
Car, à jouer avec l'Histoire au Québec, on risque toujours de se brûler les doigts tant chaque évocation du passé renvoie d'emblée à la question identitaire. Province francophone - une « nation », même, reconnue comme telle par une motion du Parlement d'Ottawa en novembre 2006 - insérée dans l'ensemble fédéral canadien à majorité anglophone, le Québec est issu de la Nouvelle-France, cette ancienne colonie passée aux mains de la Grande-Bretagne avec le traité de Paris de 1763. Mais que va-t-on fêter à Québec, ce 3 juillet, en présence du Premier ministre français, François Fillon ? La naissance d'une ville, simple juridiction administrative ? Celle d'une nation québécoise dont un pan (minoritaire) continue à rêver qu'elle se muera, un jour, en un Etat indépendant ? Celle du monde francophone qui a essaimé dans tout le Canada, au Québec, certes, mais aussi, à l'état de minorités, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Manitoba, au Yukon, en Alberta... ? Ou encore celle de la fédération canadienne, comme son Premier ministre, Stephen Harper, l'a revendiqué, l'an dernier : « Le Canada est né en français il y a quatre siècles » ? Même Paris ne sait pas trop comment commémorer cet épisode oublié de son histoire coloniale...
Un événement festif, au risque d'être privé de sens
Face à cette pluralité d'interprétations concurrentes et inquiets de voir le débat glisser sur le terrain politique et passionnel, les élus québécois et canadiens ont choisi de travailler main dans la main. Avec une très grande prudence, le gouvernement fédéral (à hauteur de 40 millions de dollars), le gouvernement québécois (pour une même somme) et la ville (5 millions) se sont entendus afin de mettre conjointement en place un plan de festivités. Le résultat ne laisse pas d'étonner : les couleurs officielles de l'événement, du bleu turquoise au rose fuchsia, sont là pour éviter tout rappel de la fleur de lys blanche sur fond bleu roi du Québec et de la feuille d'érable rouge vif du Canada. Peut-être parce qu'elle sait que les historiens posent au passé les questions que le présent leur souffle, la classe politique a tenté d'imposer que l'événement soit d'abord festif (l'inévitable concert de Céline Dion...), au risque d'être privé de sens. Ancien directeur de recherche à l'Assemblée nationale de la Belle Province, l'historien Gaston Deschênes s'en émeut : « Le programme officiel n'est pas centré sur l'élément essentiel : l'arrivée de Français en 1608 dont des descendants vivent toujours ici. Au lieu de ça, on nous prépare une grande fête multiculturelle. Il a fallu, avec d'autres historiens, se battre pour réintroduire une évocation de Champlain (1580 ?-1635), le père fondateur, et imposer le slogan "Fêtons nos 400 ans''. » Et de regretter que la première exposition qui ouvre l'été des festivités, Passagers/Passengers, soit un hommage bilingue aux immigrants débarqués à partir du xixe siècle de tous les continents. « Nous voulons que chacun puisse trouver sa propre raison de fêter cet anniversaire, se défend Daniel Gélinas, directeur général de la Société du 400e, chargé de l'organisation événementielle. Même les anglophones ! Après tout, si les Français ne les avaient pas précédés, ils ne seraient pas là aujourd'hui. »
« Charest est un cocu content », ironise un autonomiste
« Fêtons-nous nous-mêmes ! » A l'hôtel de ville, le truculent maire, Régis Labeaume, joue, lui aussi, l'apaisement : « La fondation de Québec, c'est le premier événement d'où découlent la fondation de la Nouvelle-France, du Québec, du Canada, des francophones d'Amérique. La population n'a pas le goût des tentatives de récupération politique. Et c'est un gars qui a voté deux fois oui aux référendums [sur la souveraineté du Québec] qui vous le dit ! » Au mois de mai, la polémique a pourtant fait rage à la suite de la visite en France de la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, venue lancer le 400e. Que la représentante d'Elisabeth, reine du Canada - « la reine d'Angleterre », comme on l'appelle au Québec - ait pu précéder, de quelques jours, à Paris le Premier ministre du Québec, Jean Charest (libéral, fédéraliste), a enragé l'opposition. « Charest est un cocu content », a ironisé l'autonomiste Mario Dumont (Action démocratique du Québec). « La monarchie est folklorique, ridicule », a dénoncé le souverainiste Gilles Duceppe (Bloc québécois). Nombre d'indépendantistes dénoncent un détournement politicien destiné, à les en croire, à nier la spécificité québécoise. Leurs chefs, pourtant, sont restés discrets. Comme paralysés par la difficulté, depuis dix ans, de redéfinir, sur cette terre d'immigration massive, un projet national qui dépasse la base ethnique des Québécois de souche. Ministre des Affaires intergouvernementales du Québec, Benoît Pelletier (fédéraliste) tente la synthèse : « En 1608, on a un projet politique d'établissement destiné à faire naître une civilisation francophone en Amérique du Nord. Il n'y a pas d'incompatibilité à ce qu'Ottawa revendique aussi l'événement. La nation québécoise s'est développée dans un tout. D'ailleurs, le Canada, constitué sous sa forme actuelle en 1867, a reconnu depuis les Canadiens français comme l'un des deux peuples fondateurs. Le Québec peut être respecté au sein du Canada fédéral. » A l'initiative d'un colloque Paris-Ottawa sur le 400e, le sénateur Serge Joyal (libéral) va plus loin en louant cette « identité québécoise définie par des valeurs françaises et anglaises » : « C'est un gouverneur britannique qui a empêché, au xixe siècle, la destruction des murs du Vieux-Québec et c'est un architecte anglophone, un Américain, qui a bâti le château Frontenac, symbole de la cité. »
« Nous avons le sentiment d'être des perdants »
La synthèse trouve ses limites. Nombre de Québécois se sont ainsi étranglés en entendant, au Parlement d'Ottawa, le Premier ministre fédéral répondre aux interpellations en affirmant que « la gouverneure générale était l'héritière de Champlain, gouverneur de la Nouvelle-France ». Comme s'il n'y avait jamais eu de conquête anglaise...
« Nous avons une histoire triste, soupire l'historienne Hélène-Andrée Bizier, le sentiment d'être passés à côté de notre destin, d'être des perdants. J'espérais que ces fêtes du 400e nous permettraient de célébrer la grandeur de l'épopée de nos ancêtres qui ont exploré ce continent. C'est raté. Par peur de froisser les Anglais, les Grecs, les Chinois... on a renoncé à s'affirmer. »
« Je me souviens » : la devise du Québec, qu'on lit sur toutes les plaques d'immatriculation, résonne tantôt comme le cri d'orgueil d'un peuple qui a survécu, tantôt comme une malédiction. « Ce n'est ni la première fois ni la dernière que l'Histoire est instrumentalisée, analyse Yvan Lamonde, professeur à l'université McGill. Entre un Etat fédéral qui a décidé d'être centralisateur et une histoire marquée par le nationalisme québécois, l'historien, ici, avance comme un funambule sur un mince fil. » Déjà en 1908, pour le tricentenaire de Québec, le pouvoir central, par crainte de voir exalter un nationalisme canadien-français, s'était annexé la commémoration, devenu un tribut à la gloire de l'empire britannique à son apogée. Et le prince de Galles avait été acclamé par la population.
Un « récit continuiste » face à une « thèse victimiste »
Peut-il y avoir une histoire commune canadienne ? Prenez ce 19 mai, par exemple. Un jour férié dans tout le Canada. Mais si ailleurs c'est en hommage à la reine Victoria, au Québec, depuis la décision d'un gouvernement souverainiste, cette date est la Journée des patriotes (des insurgés francophones contre le pouvoir anglais en 1837-1838). Pour Marc Chevrier, professeur de sciences politiques à l'université du Québec à Montréal (Uqam), deux versions de l'histoire québécoise s'affrontent : un « récit continuiste, où sont minimisées les ruptures et où est exaltée une liberté politique croissante dans le cadre du parlementarisme anglais », face à une « thèse victimiste, tissée de défaites, d'injustices, de vexations ». Du coup, toute tentative consensuelle, entravée par la crainte de réveiller les affrontements d'antan, débouche sur l'autocensure ou l'insignifiance. « Au musée des Civilisations, à Ottawa, je me rappelle une exposition où l'on apprenait que Louis Riel [rebelle métis de l'Ouest canadien au xixe siècle] avait été pendu mais sans que l'on sache pourquoi », raconte Gilles Gallichan, bibliothécaire à l'Assemblée nationale du Québec. Aussi cet historien, coauteur, à la demande de l'Assemblée, d'un somptueux Québec, quatre siècles d'une capitale, richement illustré, sursaute-t-il en entendant le chef du gouvernement fédéral, Harper - un conservateur de l'Alberta soucieux de gagner des voix dans l'électorat québécois - répéter que « le Canada est né il y a quatre cents ans » : « Sérieusement, combien de Canadiens anglais considèrent-ils que la création de Québec est à la source de leur pays ? A l'Ouest, on dit que l'Etat canadien est né en 1867 et que la nation s'est forgée durant la Première Guerre mondiale, en 1917, lors de la bataille de Vimy (Pas-de-Calais). »
Si l'Histoire divise, le débat sur son enseignement radicalise les positions. « Depuis le référendum sur la souveraineté de 1995 (où le non ne l'a emporté que d'une étroite marge), le fédéralisme est passé à l'offensive pour construire un Etat-nation canadien au détriment de la nation québécoise, attaque le souverainiste Gérald Larose, professeur à l'Uqam. Après avoir étranglé fiscalement les provinces, l'Etat canadien a investi massivement dans les chaires universitaires en "études canadiennes'' et tente désormais, appuyé par une élite locale vassalisée, d'imposer sa lecture de l'Histoire pour mieux la contrôler. » Pas toujours avec succès. Professeur associé à l'Uqam, Robert Comeau a lancé une campagne d'opinion quand il a appris, voilà deux ans, que le nouveau programme d'histoire dans le secondaire - élaboré par la province et imbibé d'un pédagogisme constructiviste fumeux - commencerait avec l'« émergence d'une société canadienne » en minimisant l'empreinte laissée par la Nouvelle-France. Il a obtenu gain de cause. On enseignera toujours Champlain et Montcalm aux ados du Québec.
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Jean-Michel Demetz


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