Le Québec, bienheureux cousin d'Amérique

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Québec 400e - vu de l'étranger



C'est le seul endroit au monde où on joue au golf en français. Les voitures y portent des plaques d'immatriculation bleues à fleur de lis avec la devise de la Belle Province, « Je me souviens », vieille fidélité du Québec à son origine malgré l'abandon de la Nouvelle-France consenti par Louis XV en 1763. Montréal est l'unique grand aéroport d'Amérique du Nord où le français passe devant l'anglais pour les annonces. Pour le Français qui débarque, le Québec est un régal ! Un de ces rares pays où l'on se sent immédiatement chez soi tout en étant complètement ailleurs.
Le Québec, c'est un peu notre Amérique, à nous. Ici, le bar-tabac s'intitule « tabagie », l'épicier du coin est un « dépanneur ». Dans ce pays aux hivers terribles, la belle saison ressemble à une résurrection. A Montréal, dans le vieux quartier du Plateau avec ses maisons de bois à escaliers extérieurs, les lilas et les magnolias explosent aux coins des rues. On pique-nique dans les squares, on bronze sur les pelouses du parc Lafontaine où les écureuils rebondis reprennent des couleurs. C'est la saison où les cartes de restaurant proposent des « têtes de violon », délicieuse spécialité locale préparée avec des crosses de fougère. Avec la douceur revenue, on traîne paresseusement aux terrasses. A la fraîche, dans les petites rues, on sort les chaises devant les maisons pour bavarder entre voisins. On parle, on parle, comme pour épuiser le plaisir de la conversation dans une langue qui fait figure ici de petit miracle.
Le Québec respire le bonheur d'être en français. Le 3 juillet, date de la fondation de la ville de Québec par Champlain, la cité a fêté son 400e anniversaire. Nicolas Sarkozy s'y rendra en octobre pour célébrer l'événement. Quatre siècles et plus d'Histoire, mais quelle Histoire ! Depuis les pionniers partis du Perche ou du Poitou vers la Nouvelle-France jusqu'à la conquête anglaise, de l'époque de la « Grande Noirceur » à celle de la « Révolution tranquille », en passant par la « revanche des berceaux », lorsque les familles de 15 enfants étaient la seule arme des Canadiens français pour survivre par le nombre, la saga du Québec a été un long combat pour s'affirmer et s'émanciper. Y compris de la France lorsque, dans les années 60, les Canadiens français décidèrent de s'assumer comme des Québécois à part entière, c'est-à-dire des Américains du Nord vivant en français. Entre-temps, il y eut le fameux « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle en 1967, deux référendums perdus sur la souveraineté en 1980 et en 1995, mais le résultat est là. Le Québec, enfant terrible de la fédération canadienne, a su défendre et imposer sa différence.
Des relations très particulières.
Le Premier ministre du Canada, Stephen Harper (conservateur), vient même de faire voter à Ottawa une motion qui lui reconnaît le caractère d'une « nation ». En somme, cet îlot de 7,5 millions d'habitants noyé dans un océan de 325 millions d'anglophones fait figure d'exception française qui aurait réussi.
Ce passé commun et une langue partagée ont créé des relations très particulières. Bien que le Québec ne soit qu'une province du Canada, Paris entretient avec lui une relation diplomatique directe. A Paris, le Québec jouit depuis 1964 d'une Délégation générale dont le statut est assimilé à celui d'une mission diplomatique. Notre consul général à Québec n'a aucun compte à rendre à l'ambassadeur en poste à Ottawa. Les Québécois ont d'ailleurs le poil très sensible pour tout ce qui touche à leurs prérogatives. Quand le chef de l'opposition, Mario Dumont, est venu récemment à Paris, et que Philippe Séguin et quelques autres fans du Québec ont dû s'activer pour que François Fillon consente à le recevoir à Matignon, l'affaire a fait les titres pendant trois jours dans la presse québécoise. De même lorsque Paris a décrété d'englober TV5 dans un nouveau holding sans même en informer le Québec, qui est l'un des principaux partenaires de la chaîne, l'une des plus regardées là-bas, la désinvolture française a exaspéré. Et quand Sarkozy a déroulé le tapis rouge pour recevoir Michaëlle Jean-Québécoise, certes, mais surtout gouverneure générale du Canada et représentante à ce titre de Sa Gracieuse Majesté-et qu'il en a profité pour dire que la France aime autant le Canada que le Québec, on a grincé des dents. Alain Juppé, grand amoureux du Québec (voir interview), s'est aussitôt démarqué.
Hormis ces quelques impairs, qui nous font vite repasser du statut de « cousins » à celui de « maudits Français », le Québec n'est pas vraiment le plus mal loti de nos partenaires. Clément Duhaime, ex-délégué général (indépendantiste) du Québec à Paris, confesse n'avoir jamais eu de problèmes pour voir le Premier ministre français en tête à tête pendant que d'autres éminences devaient patienter. Christian Rioux, le correspondant du quotidien Le Devoir à Paris, raconte qu'à peine arrivé pour le 50e anniversaire du débarquement en Normandie il lui a suffi de dire qu'il venait du Québec pour avoir une place de choix dans les tribunes, alors que 5 000 journalistes étrangers faisaient le pied de grue.
Un pays qui fait rêver.
Malgré la vieille blessure de l'abandon du Québec par la France, la parenté demeure. Au fil du temps, un réseau très dense d'échanges et de contacts s'est tissé des deux côtés de l'Atlantique. Le 24 juin, pour la Saint-Jean-Baptiste, qui est la fête nationale du Québec, 400 villages français ont allumé des feux. 100 000 Français vivent au Québec, dont 6 000 étudiants. De 3 000 à 4 000 de nos compatriotes s'y installent chaque année. Plus de 260 000 touristes français s'y rendent annuellement et 250 000 Québécois visitent la France. Toute une génération politique québécoise a usé ses fonds de culotte sur les bancs de Sciences po à Paris. Et s'il n'y a plus de lobby québécois au Quai d'Orsay, le Québec conserve à droite comme à gauche de fidèles appuis, qui vont de Juppé à Rocard, de Séguin à Chevènement. Depuis les retrouvailles politiques des années 60, la société civile a pris le relais. L'association France-Québec, avec 67 bureaux disséminés dans toute la France, a l'un des réseaux les plus actifs.
C'est aussi un pays qui fait rêver : dans un récent sondage commandé par l'Institut du Nouveau Monde, 88 % des Québécois se disent heureux. La santé, l'amour et la famille arrivent en tête des valeurs. L'argent au 14e rang. Le secret de ce bonheur tranquille ? Le Québec ne prétend pas être le pays de Cocagne, mais c'est une société chaleureuse dont les habitants ressemblent à des Français de bonne humeur. Une société débarrassée des oripeaux monarchiques du vieil héritage français, ce qui lui donne une fluidité très séduisante. Après la vieille Europe, morose et désenchantée, le Québec est à la fois tonique et détendu. Peu de pays ont réussi, comme lui, à rester passionnément enracinés dans leur Histoire tout en étant complètement de leur temps. « Notre force, c'est d'être porteurs de trois traditions très différentes : nous sommes issus de la culture française, nous vivons dans une société anglo-saxonne, et nous travaillons dans l'univers hyperpragmatique américain. Nous avons la chance et la malchance d'être tout près des Etats-Unis. C'est désastreux pour la culture mais très stimulant pour la créativité ! » résume le sondeur Jean-Marc Léger, PDG de l'institut Léger Marketing. Même le souverainisme, qui fut le vecteur politique de la revendication identitaire du Québec, n'est plus perçu comme une priorité. Son porte-drapeau, le Parti québécois, a essuyé une défaite cinglante aux dernières élections générales. La Journée nationale des patriotes, le 19 mai, a péniblement rassemblé une centaine de personnes à Montréal. « L'heure n'est certainement pas à l'indépendance du Québec. Les souverainistes posent une question que la société québécoise ne se pose plus », déplore Mathieu Bock-Côté, un jeune politologue iconoclaste auteur de « La dénationalisation tranquille ».
Le mariage du libéralisme et de la solidarité.
L'idée d'un nouveau référendum sur l'indépendance semble donc rangée au magasin des accessoires, au profit d'une autonomie élargie négociée point par point avec Ottawa. « Le référendum, c'est un peu comme la bombe atomique : on le garde en réserve comme arme de dissuasion au cas où les Anglos feraient une énorme connerie, mais on espère ne pas avoir à s'en servir », explique Michel C. Auger, chef du bureau de Radio Canada à Québec. Le directeur de l'Institut du Nouveau Monde, Michel Venne, souverainiste convaincu, confirme : « La vieille peur de disparaître comme nation s'est effacée. La langue française n'est plus menacée, les francophones ont fait leur chemin dans la vie économique et la richesse moyenne des Québécois s'est accrue. Il n'y a plus de raisons objectives de vouloir à tout prix faire un pays. »
C'est que le modèle québécois a également réussi le mariage rare d'un libéralisme économique performant et d'un filet de solidarité sociale. Ce système hybride, qui mélange l'individualisme des colons et la recherche d'un bien-être national, reflète le double héritage du libéralisme anglo-saxon et d'un sens très français du collectif. Il a pris le meilleur de l'Amérique sans en singer les travers. Et tandis que la France cherche désespérément à rebondir dans le XXIe siècle, le Québec y semble à l'aise comme un poisson dans l'eau. Un pied de nez à l'Histoire et à Voltaire, qui, lorsque le Québec assailli par l'Angleterre implorait vainement le secours de la mère patrie, ne voyait pas la nécessité d'aller y faire la guerre « pour quelques arpents de neige » §
Repéres
1534 : Jacques Cartier prend possession du Canada au nom de la France.
1608 : Samuel de Champlain fonde la ville de Québec.
1642 : fondation de Ville-Marie (Montréal).
1867 : naissance du Canada, qui compte quatre provinces, dont le Québec.
1967 : le général de Gaulle lance son « Vive le Québec libre ! »
1968 : René Lévesque fonde le Parti québécois (PQ, indépendantiste).
1980 : rejet du premier référendum sur l'indépendance.
1995 : rejet du second référendum sur l'indépendance
« Vive le Québec libre ! »
Il est 19 h 30, ce 24 juillet 1967, sur la place de l'hôtel de ville de Montréal. La foule est en liesse. Le général de Gaulle est en visite dans la Belle Province. Deux siècles après l'abandon du Québec par Louis XV, l'ambiance est aux retrouvailles. La mairie est pavoisée de bleu-blanc-rouge, le public réclame « De Gaulle au balcon ! », des militants séparatistes scandent déjà : « Le Québec aux Québécois ! » Les officiels sont nerveux. De Gaulle, lui, rayonne. Officiellement il est venu inaugurer le pavillon français de l'Exposition universelle. Mais il a pris soin de jalonner son parcours de symboles politiques, traversant l'Atlantique sur un croiseur de la Royale, empruntant ostensiblement le chemin du Roy pour aller de Québec à Montréal sous les applaudissements. Quand il apparaît au balcon, les bras formant le V de la victoire, c'est du délire. S'emparant d'un micro qui n'était pas prévu au programme, il attaque, malicieux : « Je vais vous confier un secret... » Il évoque cette atmosphère qui, dit-il, lui rappelle celle de la Libération. Il exalte dans la foulée la « marche en avant des Français du Canada », avant de conclure sur un vibrant « Vive le Québec ! » Une pause bien calculée, puis il reprend : « Vive le Québec... libre ! » Les Québécois sont chavirés de bonheur. Le gouvernement fédéral du Canada dénonce « une ingérence intolérable ». De Gaulle décide de rentrer en France sans passer par Ottawa. Son coup d'éclat, parfaitement délibéré, restera comme l'un des grands moments de la geste gaullienne D. A.
« Le souverainisme se heurte à un doute fondamental »
Le Point : Vous êtes parti au Québec pendant votre traversée du désert. Qu'y avez-vous trouvé ?
Alain Juppé : J'ai été très heureux au Québec. Avec ma femme et mes deux filles nous nous sommes retrouvés en famille avec un rythme de vie totalement autre. On a adoré le style de vie et les gens, leur façon d'accueillir avec beaucoup de chaleur et une vraie gentillesse. Il y a un art de vivre québécois, fait de liberté et d'une grande simplicité. Les rapports sociaux y sont beaucoup plus naturels. Le fait d'avoir exercé des fonctions politiques importantes ne m'a pas empêché d'avoir de vrais contacts avec toutes sortes de gens. Le Québec est une cure de simplicité, et ça m'a fait le plus grand bien !
Vous aviez un peu plus de 20 ans lors du « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle. Qu'avez-vous éprouvé ?
J'étais déjà gaulliste à l'époque, mais j'avoue n'avoir pas mesuré le tremblement de terre qu'il avait provoqué. Aujourd'hui, j'éprouve toujours une grande admiration pour la façon dont les Québécois ont défendu leur identité et leur langue. En même temps, je me rends compte que, même si le sentiment souverainiste reste vivace chez une partie d'entre eux, cette aspiration se heurte à un doute fondamental. Beaucoup se demandent, y compris parmi les souverainistes, et non des moindres, si la séparation du Canada serait la meilleure façon de conserver leur identité dans le monde de globalité d'aujourd'hui.
Nicolas Sarkozy souhaite rééquilibrer les relations entre la France, le Québec et le Canada. Qu'en pensez-vous ?
Je crois qu'il faut absolument maintenir une relation particulière avec le Québec. Quand j'y suis allé pour la première fois comme Premier ministre, j'avais ressenti là-bas, comme beaucoup de Français, des moments d'émotion très intense sur le Saguenay ou au cap Fraternité. Quelles que soient nos différences, qui sont profondes-le Québec est aussi un pays nord-américain très marqué par l'influence britannique-, il reste quelque chose de très fort entre nous qui doit être préservé.
De la francité historique du Québec ou de son américanité géographique, qu'est-ce qui l'emporte ?
J'ai tendance à penser que c'est la francité, mais je ne suis pas sûr de ne pas me tromper... En tout cas, le style de vie, la vigueur des débats, la vitalité culturelle sont incontestablement français. Sans compter le vin, les petits restaurants et les 200 sortes de fromages québécois. Je me suis senti complètement chez moi là-bas. Et j'avoue qu'il m'arrive parfois d'avoir un peu le blues du Québec.
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Propos recueillis par Dominique Audibert


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