La dérive

Quoi qu'en dise le premier ministre, ses nouvelles directives aux membres du conseil exécutif en ce qui a trait aux conflits d'intérêts constituent une dérive inquiétante par rapport à ce qui était exigé des ministres depuis près d'un quart de siècle.

Éthique et politique

Il y a plus de deux siècles et demi que Montesquieu a exprimé dans une formule-choc ce qu'on savait bien avant lui: «Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument.» C'est précisément la raison pour laquelle les sociétés démocratiques ont élaboré, avec une détermination et des résultats variables, une série de règles et de contrepoids qui visent à prévenir les abus.
Il faut reconnaître que les choses se sont bien améliorées au Québec depuis que la commission Salvas, créée dans la foulée du «scandale du gaz naturel», avait étalé au grand jour la corruption du régime Duplessis. Les générations qui n'ont pas connu l'époque antérieure à la révolution tranquille ne réalisent pas à quel point les moeurs politiques québécoises étaient dignes d'une république de bananes.
Même le serveur du Château Frontenac attaché au service de Maurice Duplessis touchait un chèque d'Automotive Products Ltd, qui fournissait au gouvernement la machinerie nécessaire à l'entretien des routes. «Un système immoral, scandaleux, humiliant pour le public de cette province», avait écrit le juge Salvas.
Les progrès réalisés au cours des 50 dernières années ne signifient cependant pas que la vigilance est maintenant superflue. L'actualité donne quotidiennement des preuves irréfutables du contraire.
Quoi qu'en dise le premier ministre, ses nouvelles directives aux membres du conseil exécutif en ce qui a trait aux conflits d'intérêts constituent une dérive inquiétante par rapport à ce qui était exigé des ministres depuis près d'un quart de siècle.
Dans un contexte où la confiance de la population dans l'intégrité des institutions et des dirigeants politiques est sérieusement ébranlée, on se serait attendu à ce que le gouvernement envoie le signal que l'éthique publique demeure une préoccupation plutôt que de renforcer le cynisme.
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En 1986, échaudé par les allégations de favoritisme qui avaient assombri la fin de son premier règne, Robert Bourassa avait limité à moins de 5 % la participation qu'un ministre ou un membre de sa famille pouvait détenir dans une société fermée faisant affaire avec l'État.
À son arrivée au pouvoir, en 1994, Jacques Parizeau avait carrément interdit tout marché. Si un tel marché existait au moment de sa nomination, un nouveau ministre ou sa famille disposait d'un délai de 60 jours pour y mettre fin.
En 2003, Jean Charest a introduit un principe tout à fait inédit en matière d'éthique. Ce ne sont plus les membres du gouvernement qui doivent s'adapter aux directives, mais plutôt l'inverse.
Par exemple, la conjointe d'un ministre qui possédait une entreprise faisant déjà affaire avec l'État au moment de sa nomination, en l'occurrence la femme de Sam Hamad, n'avait plus à mettre fin à ce marché, pourvu qu'il n'implique pas le ministère ou un organisme dont son conjoint était responsable.
En 2007, M. Charest a accommodé son ministre du Travail, David Whissell, qui est actionnaire d'une compagnie d'asphaltage. Il pouvait conserver ses actions, pourvu qu'elles soient placées dans une fiducie sans droit de regard et qu'il ne participe à aucune discussion sur des dossiers qui pouvaient concerner cette entreprise.
Peu importe qui M. Charest a voulu avantager cette fois-ci, les directives édictées le 4 mars dernier permettent à un ministre d'avoir un intérêt, même majoritaire, dans une entreprise qui fait affaire avec l'État, peu importe si son ministère ou un autre organisme est impliqué dans ce marché, pourvu qu'il se conforme aux «mesures jugées suffisantes» par le premier ministre.
L'article 65 de la Loi sur l'Assemblée nationale prévoit pourtant qu'un député ne peut avoir un intérêt dans une entreprise qui participe à un marché avec l'État qu'à la condition où «l'importance de cet intérêt» ne permette pas la collusion ou l'influence indue. Comment les directives du premier ministre peuvent-elles être moins exigeantes que la loi?
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Malheureusement, M. Charest n'a pas fait la démonstration qu'il avait des normes suffisamment élevées pour qu'on puisse le laisser juger de ce qui est éthique ou non. Sa désinvolture est même saisissante.
Après avoir réintégré dans son cabinet l'ancien ministre des Ressources naturelles, qui avait contrevenu à ses directives en se recyclant dans l'industrie minière à peine quelques semaines après avoir été battu aux élections de 2007, il a donné sa bénédiction à Philippe Couillard, qui s'est servi sans le moindre scrupule de son poste de ministre de la Santé pour négocier ses conditions d'emploi dans un fonds d'investissement privé en santé.
De toute évidence, son élection dans Bellechasse et sa nomination au poste de ministre des Services gouvernementaux avait placé Dominique Vien dans une situation très embarrassante, puisque son conjoint était directeur de l'information du principal média de sa région, l'hebdomadaire La Voix du Sud. M. Charest, lui, n'y a vu aucun problème. Que le président du PLQ et futur candidat libéral dans Rivière-du-Loup, Jean D'Amour, se moque ouvertement de la Loi sur le lobbyisme ne semble pas le troubler davantage.
Si besoin était, l'interprétation diamétralement opposée que le gouvernement et les partis d'opposition font de ses nouvelles directives démontre à quel point l'Assemblée nationale est encore très loin de l'adoption d'un code d'éthique.
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mdavid@ledevoir.com


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