La couleur (verte) de la paix

Afghanistan et Irak: les défis de la contre-insurrection

Proche-Orient : mensonges, désastre et cynisme

Stéphane Dion souhaite que les troupes canadiennes soient retirées d'Afghanistan au plus tard en 2009; Jack Layton exige que le retrait soit immédiat; Stephen Harper estime cette position irresponsable. Pour en juger, il convient peut-être de revenir aux origines de cette opération de stabilisation. Pourquoi le Canada s'est-il engagé en Afghanistan? Pourquoi le gouvernement libéral de Paul Martin a-t-il choisi d'envoyer des soldats dans un pays qui avait durement éprouvé des armées pourtant aguerries comme celles de l'Union soviétique et de l'empire britannique? Pourquoi le gouvernement conservateur a-t-il choisi de prolonger la mission puis de la déployer dans le Sud?

Au coeur de ces démarches d'inspiration politique différente, il y avait la volonté de faire la «guerre pour la paix», de libérer la société afghane du joug des talibans, sous mandat de l'OTAN et avec l'autorisation de l'ONU. Or la guerre pour la paix, y compris la contre-insurrection, demande conviction, temps et ressources. Il y a dès lors un risque réel à annoncer un échéancier et le retrait des troupes sans s'assurer que les conditions d'une paix durable soient assurées: celui de compromettre irrémédiablement les objectifs qu'on s'est donnés.
Et l'expérience acquise dans le domaine des opérations de paix est sans équivoque: un échéancier ne garantit pas la paix. Au pire, il peut la compromettre, car il servira d'alibi aux pays «porteurs de paix» qui se dissimuleront derrière lui pour justifier l'échec d'une opération à laquelle ils ne semblent plus croire. Pire encore: la proposition de négocier avec les talibans, telle que formulée récemment par des experts canadiens, relève de l'acculturation et d'une naïveté stratégique.
Cela ne signifie pas qu'il faille rester à tout prix tout en sachant que l'annonce même d'un retrait peut nuire à la bonne marche d'une mission. Pour autant, il faut reconnaître que Stéphane Dion (à l'instar du Comité de la défense du Sénat canadien dans son dernier rapport) a raison sur un point: pour faire émerger l'Afghanistan de ce chaos guerrier, il faudrait le soutien et la mobilisation de toute la communauté internationale, et particulièrement de tous les pays de l'OTAN.
Faute de cet engagement unanime, l'Afghanistan s'enfonce un peu plus chaque jour dans un bourbier qui ressemble de plus en plus à l'Irak. Et au fur et à mesure que s'écoulent les jours, le parallèle entre les deux situations devient de plus en plus frappant. En Irak comme en Afghanistan, les situations politique, militaire et économique se dégradent: le mouvement insurrectionnel transfrontalier mené par les talibans reprend avec vigueur cinq ans et demi après le déclenchement de l'opération Enduring Freedom tandis que les violences communautaires embrasent de nouveau l'Irak quatre ans après le début de l'opération Iraqi Freedom. L'année 2007 sera-t-elle l'annus horribilis de ces deux opérations? Dans les parallèles qu'on peut établir entre elles, il y a des enseignements à tirer en matière de contre-insurrection pour mieux appréhender l'asymétrie et les conflits de nouvelle génération.
Au-delà des différences apparentes, deux conflits similaires
Paradoxalement, la mobilisation des forces est inversement proportionnelle aux besoins apparents des théâtres d'opération. Alors que le territoire de l'Afghanistan est deux fois plus vaste et plus peuplé (31 millions) que celui de l'Irak (27 millions), 45 000 militaires sont mobilisés au sein de la Force internationale d'assistance à la sécurité et du Commandement des forces conjointes en Afghanistan tandis que l'Irak compte 162 000 militaires au sein de la Force multinationale en Irak. Par ailleurs, la topographie montagneuse afghane offre autant de sanctuaires qu'il y a de zones inhospitalières inaccessibles et l'insurrection y est essentiellement rurale. À l'inverse, les plaines désertiques d'Irak n'offrent pas de havres inexpugnables et obligent les insurgés à se concentrer dans les zones urbaines.
Du côté afghan, les acteurs armés non étatiques bénéficient d'un sanctuaire externe: ils disposent de bases arrière et de centres de recrutement dans les zones ethniques pachtounes et baloutches du Pakistan. Le soutien apporté par certains éléments de l'État pakistanais est réel et institutionnalisé. Dès lors, loin de le contraindre, ce dernier apporte au mouvement insurrectionnel transfrontalier taliban ses ressources organisationnelles et idéologiques.
D'une part, certaines institutions pakistanaises soutiennent clandestinement l'armée talibane aux chapitres financier, logistique, militaire et politique. D'autre part, le régime pakistanais tolère un réseau de madrassas, dont certaines jouent le rôle d'incubateurs du fondamentalisme religieux. À l'inverse, du côté irakien, les acteurs armés non étatiques n'ont pas de zones de repli externe et sont contraints de se constituer des sanctuaires internes au coeur des principaux centres urbains.
En Afghanistan, les combattants irréguliers financent leurs activités grâce au trafic de l'opium; en Irak, ce financement provient notamment de la contrebande du pétrole et des enlèvements. L'organisation du mouvement armé est hiérarchique, centralisée et semi-clandestine en Afghanistan. Elle est résiliaire, décentralisée et clandestine en Irak. Parce qu'il n'est pas composé d'anciens militaires et de membres des services de sécurité du régime, le mouvement taliban manque de professionnalisme quand on le compare au mouvement insurrectionnel irakien. Enfin, les frictions intercommunautaires sont plus prégnantes en Irak qu'elles ne le sont sur le théâtre afghan.
Les acteurs armés non étatiques des théâtres afghan et irakien ont en commun le radicalisme islamo-nationaliste, la résistance à l'occupation étrangère, la subversion du gouvernement légal et une culture tribale de la guerre issue d'une organisation enchâssée dans la structure sociale tribale locale. Or plusieurs causes favorisent le basculement de pans de population en faveur du soutien aux acteurs armés non étatiques: rejet de l'ingérence des puissances étrangères, multiplication des allégeances complexes et quasi féodales, perpétuation des luttes factionnelles à travers les logiques tribales, stigmates des guerres passées, corruption des gouvernements et fragmentation des tissus sociaux.
La confrontation culturelle entre forces étrangères et populations locales est accrue par le fait que le renversement des régimes taliban et baasiste a fragilisé certaines communautés -- les Pachtounes en Afghanistan, les sunnites en Irak -- en inversant le rapport de pouvoir et en consacrant leur sous-représentation politique. Les méfiances intercommunautaires, le sentiment d'insécurité, l'absence de dirigeants charismatiques fédérateurs, la mauvaise gouverne ou encore le manque de fiabilité des forces de sécurité sont autant d'éléments qui fragilisent plus encore, en Irak comme en Afghanistan, l'émergence d'une véritable stabilisation politique.
L'incapacité des gouvernements légaux de pacifier le territoire et d'assurer le fonctionnement des services publics, l'inaptitude des forces étrangères à réduire les violences non étatiques, à former et à professionnaliser les forces de sécurité locales sont le ferment du désenchantement des opinions publiques. Leur soutien est pourtant une des clés du succès, car un des défis de l'asymétrie, c'est de convaincre pour vaincre.
Que faire devant le défi de l'asymétrie?
Tandis que les succès tactiques des forces étrangères cachent mal leur faillite stratégique, il convient peut-être de se poser la question du défi de l'asymétrie: Goliath a-t-il jamais gagné contre David? Certes, les Britanniques ont autrefois mené une guerre asymétrique louée par les stratèges en Malaisie, mais de toute évidence, les exemples concrets ne sont pas pléthore. Et le rapprochement des situations irakienne et afghane a de quoi donner des sueurs froides aux décideurs occidentaux.
Dès lors, convient-il de rester en Afghanistan? De la situation irakienne, on pourrait apprendre qu'une mission de paix ne peut pas réussir dans un contexte de contre-insurrection. Puisque, du point de vue des acteurs armés non étatiques, les opinions occidentales sont les maillons faibles des dispositifs stratégiques adverses, le retrait des troupes canadiennes équivaudrait à abandonner l'Afghanistan au retour d'un nouveau régime oppressif mais, plus encore, l'annonce d'un retrait reviendrait à envoyer un message engageant aux talibans.
On ne peut pourtant pas n0ier la réalité: la mission afghane est une mission de paix qui, faute de moyens, de volonté et de stratégies adéquates, a basculé dans un contexte contre-insurrectionnel: les Casques bleus sont devenus des Casques verts. C'est le prix à payer, dirait l'International Crisis Group, pour avoir voulu mener une guerre à rabais pour une paix peu onéreuse.
Mais ce retournement n'est pas irrémédiable. Pour peu que l'on choisisse de mettre en place trois conditions fondamentales, la force d'intervention de l'OTAN en Afghanistan pourrait être en mesure d'accomplir les objectifs qu'elles s'étaient initialement donnés: d'abord en consacrant les ressources militaires suffisantes pour que le rapport de force rebascule en sa faveur en Afghanistan. Ensuite en considérant que la durée moyenne d'une contre-insurrection réussie et d'une mission de consolidation de la paix s'échelonne historiquement sur un minimum d'une douzaine d'années. Enfin, en accroissant l'aide à la reconstruction post-conflit dans une perspective à long terme. Plus de soutien de la communauté internationale sans vouloir donner un calendrier à la paix, du point de vue canadien, la solution ne repose donc ni d'un côté ni de l'autre de l'échiquier politique: elle résulterait plutôt d'un savant mélange des différentes propositions des leaders fédéraux, qui devront désormais convaincre pour rendre à la paix la véritable couleur (bleue) qui est sienne...
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Nicolas Martin-Lalande, Chercheur à l'Observatoire sur les missions de paix de la chaire Raoul-Dandurand
Charles-Philippe David, Titulaire de la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l'UQAM


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