Égalité des sexes et neutralité de l'État

Accommodements et Charte des droits



Les débats suscités par les accommodements ont l'heureux effet de nous forcer à préciser certains concepts fondamentaux, comme la notion de la neutralité de l'État et son application à l'égalité entre les sexes dans une société dotée d'une charte de droits.
Dans ce contexte, [Le Devoir publiait une intéressante critique que le professeur de droit public Pierre Bosset faisait de la position du Conseil du statut de la femme (CSF)->9563]. En invoquant la neutralité de l'État, celui-ci recommande l'interdiction chez les agents de l'État de signes religieux offensant l'égalité des sexes. Le professeur écrit: «Selon nous, le fondement de l'interdiction des signes religieux pour le personnel des institutions publiques [...] doit être ailleurs: non pas dans l'égalité des sexes ou la dignité humaine [...], mais dans le respect des libertés fondamentales de conscience et de religion de tous les citoyens, libertés dont découle historiquement l'obligation de neutralité religieuse de l'État.»
L'égalité entre l'homme et la femme ne peut pas être un élément absolu de la neutralité de l'État, car il s'agit d'un principe qui, comme l'affirme M. Bosset, peut souvent entrer en conflit avec la liberté de conscience et de religion. Il nous semble de plus que l'égalité des sexes ne peut pas non plus être le fondement de la neutralité de l'État. Car dans le cas où une institution publique privilégierait de facto la liberté de religion sur l'égalité des sexes (comme par exemple lorsque l'on accepte par accommodement raisonnable qu'une femme musulmane soit traitée par un médecin féminin), cela serait contraire à la neutralité de l'État qui s'écroulerait alors automatiquement avec son fondement.
Par contre, il ne semble pas correct non plus d'affirmer, comme le donne à entendre M. Bosset, que la neutralité religieuse de l'État a pour fondement le respect des libertés de conscience et de religion de tous les citoyens. Si tel était le cas, il s'ensuivrait que les préposés aux services publics seraient libres d'afficher leurs croyances religieuses dans l'exercice de leur fonction. De plus, il importerait peu que ces signes extérieurs soient contraires ou conformes à l'égalité entre les femmes et les hommes. On peut aussi ajouter que, dans une société où tous les citoyens auraient les mêmes croyances religieuses, la neutralité de l'État serait encore de mise, même si la subordination du pouvoir politique au pouvoir religieux n'indisposait personne.
L'État et non les citoyens
Nous croyons que le fondement de la neutralité de l'État se situe du côté de l'État comme tel, comme entité spécifique, et non pas du côté des citoyens, comme le donnent à penser et le Conseil du statut de la femme, par le principe de l'égalité entre les citoyens de sexe différent, et le professeur Bosset, par les libertés de la personne. Le fondement de la neutralité de l'État nous paraît résider dans le fait que l'État doit puiser ses orientations et ses décisions dans des principes à caractère profane et non pas à caractère religieux. C'est ce qui distingue fondamentalement l'État démocratique par exemple de l'État religieux ou théocratique. C'est pourquoi, historiquement, c'est en réaction à la théocratie que se sont développés les régimes libéraux.
Il s'ensuit que ce n'est pas parce que certains signes religieux pourraient véhiculer l'inégalité entre les hommes et les femmes qu'ils doivent être interdits. C'est en tant qu'ils sont symboles de cette neutralité de l'État qu'il convient que ses représentants ou les préposés aux services publics ne portent pas de signes religieux particuliers, et cela, même si ces signes ne vont pas à l'encontre de l'égalité des sexes, comme c'est le cas du port d'une croix au cou. Cette neutralité n'est cependant aucunement enfreinte par le port de signes religieux chez les usagers des services publics.
Les chartes et l'égalité des sexes
Quant au voeu du CSF, que veut satisfaire précipitamment M. Charest, voulant assurer la primauté de l'égalité entre les femmes et les hommes sur la liberté de conscience et de religion, nos réserves sont encore plus profondes que celles exprimées par M. Bosset.
Dans une hiérarchie des droits de la personne, il serait étrange que les droits relatifs à ce qui est proprement humain, tel le fait commun à l'homme et à la femme d'être doté d'une conscience éthique, soient considérés de moindre importance que ce qui est relatif à ce qui est répandu tant dans l'espèce animale que dans l'espèce humaine, comme le fait d'être un être sexué. C'est d'ailleurs parce que l'homme et la femme sont des personnes que, contrairement aux animaux, on parle chez les humains d'égalité des sexes! C'est pourquoi il nous apparaît que l'égalité entre les sexes, malgré toute la légitimité qu'on doit lui reconnaître, et à supposer qu'elle constitue un droit fondamental, ne saurait supplanter la liberté de conscience et de religion.
Le projet de M. Charest et du CSF va à l'encontre de l'esprit des chartes de droits par un autre aspect. Les droits y sont reconnus à la personne pour ce qu'elle est intrinsèquement en elle-même, et non pas pour ce qu'elle est par son rapport à autrui, comme par exemple dans son rapport à son fils ou à son employeur. Et pas davantage, en l'occurrence, dans son rapport d'égalité avec l'autre sexe. L'article 28 de la Charte canadienne à laquelle on croit pouvoir se référer prévoit que les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. On doit certes voir au moins dans cette disposition une confirmation d'un motif de discrimination dans le cas où on refuserait à une personne un droit en raison de son sexe, conformément à l'article 15 de la Charte canadienne et à l'article 10 de la Charte québécoise.
À l'évidence cependant, on ne peut déduire de cet énoncé de cet article la prépondérance de l'égalité des sexes sur le droit à la liberté de conscience et de religion qui, eux, y sont mentionnés explicitement à l'article 2 de la Charte canadienne et dans la Charte québécoise, là aussi en tout premier lieu dans l'article 3 sur les libertés et droits fondamentaux.
Il semble plutôt que la dimension sexuelle fasse partie intégrante du droit à l'intégrité physique reconnue à l'article 1 de la Charte québécoise et ne constitue pas un droit fondamental spécifique. En conséquence, s'il faut souhaiter un juste équilibre entre les droits et autres principes, on peut se demander si on a affaire à un véritable conflit de droits égaux et fondamentaux quand il semble y avoir une contradiction réelle entre l'égalité des sexes et la liberté de conscience et de religion.
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Gérard Lévesque, Philosophe et chercheur en éthique sociale et politique


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