Les spécialistes des questions militaires avaient prédit que la mission canadienne en Afghanistan serait complexe, coûteuse et dangereuse. Vingt-quatre morts et près de deux milliards de dollars plus tard, le bourbier afghan leur donne raison. Faut-il s'en alarmer ?
En Afghanistan, l'histoire semble avoir la fâcheuse habitude de bégayer. Pour les soldats canadiens et les troupes de l'OTAN, il ne s'agit pas nécessairement d'une bonne nouvelle. En l'espace de deux siècles, c'est la quatrième fois que les Occidentaux tentent de pacifier et de "moderniser" le pays. L'empire britannique s'y était d'abord essayé à deux reprises, au nom de la civilisation. Plus récemment, l'Union soviétique avait cru pouvoir faire du pays un bastion avancé du socialisme scientifique.
Chaque fois, l'envahisseur a d'abord crié victoire avant de finalement se retirer plus ou moins honteusement. Chaque fois, les troupes étrangères ont pris le contrôle des principales villes, avant d'être saignées à blanc par une multitude d'escarmouches. Dans ses mémoires de jeune homme, Winston Churchill a laissé des descriptions saisissantes de combats sans merci livrés dans des décors de fin du monde.
Les choses se passeront-elles différemment avec l'OTAN ? Le journaliste canadien Gwynne Dyer, un vieux routier des conflits en Asie centrale et au Moyen-Orient, n'y croit guère. Dans un texte récent intitulé "Afghanistan : même guerre, différents acteurs", il explique pourquoi les Afghans sont passés maîtres dans l'art de lutter contre les conquérants étrangers. "La première chose qu'ont apprise les Afghans, c'est de ne jamais faire confiance (aux conquérants étrangers), quand bien même ils insisteraient sur la sincérité de leurs intentions. (...)
"L'autre chose que les Afghans savent, écrit Dyer, c'est (que les envahisseurs) seront toujours plus riches et mieux armés. Il faut donc les laisser occuper le pays. Il ne faut pas chercher à tenir les villes mais battre en retraite et se fondre dans les montagnes. Il faut deux ou trois ans pour rassembler les vivres et mettre en place les voies de ravitaillement (essentiellement à travers la frontière avec le Pakistan cette fois), puis engager sérieusement la guérilla. (...)"
"Gagner du temps"
Évidemment, tout le monde n'est pas aussi pessimiste. Le colonel à la retraite Michel Drapeau, aujourd'hui avocat-conseil, estime qu'il ne faut surtout pas se méprendre sur la mission canadienne. "Notre rôle là-bas consiste surtout à gagner du temps, pour permettre au gouvernement afghan encore embryonnaire d'étendre son pouvoir, de renforcer son autorité. Mais si on pense pouvoir pacifier complètement l'Afghanistan, on se berce d'illusions."
Pour Michel Drapeau, les Occidentaux commettent souvent l'erreur de croire qu'il existe toujours des solutions rapides et faciles. "L'Afghanistan est une terre d'une grande complexité, ajoute-t-il. Là-bas, les Canadiens et les soldats de l'OTAN ont affaire à un mélange de talibans, de trafiquants de drogue et de seigneurs de la guerre jaloux de leurs pouvoirs. Alors il faut être réaliste. Je ne crois pas que les pays occidentaux vont vouloir se maintenir indéfiniment là-bas, avec toutes les pertes humaines que cela suppose. Mais quelques années, peut-être 10 au maximum, c'est envisageable."
"Une bonne partie du sud et du sud-est du pays est en train de basculer dans une insurrection", explique Jocelyn Coulon, en citant un rapport récent des Nations unies. Directeur du réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, M. Coulon convient que la situation ne s'améliore pas, même s'il juge irréaliste un retrait immédiat des troupes canadiennes. "Maintenant qu'on y est, il faut y rester, conclut-il. Car il faut distinguer la guerre en Irak et celle d'Afghanistan, qui a obtenu un large soutien de la communauté internationale."
Aux États-Unis, à mesure que la violence augmente en Afghanistan, des voix s'élèvent pour réclamer un changement de politique. L'ancien secrétaire d'État James Rubin a récemment lancé un appel pour que les États-Unis transfèrent des ressources de l'Irak vers l'Afghanistan. "Il est vrai que l'Afghanistan a fait des pas de géant vers la démocratie, écrit-il. Le président Hamid Karzaï fait de son mieux pour unifier le pays, et il n'y a pas d'insurrection comparable à celle qui se déroule en Irak.
"Mais l'Afghanistan n'est pas le modèle que George Bush et Tony Blair rêvaient de pouvoir montrer au monde musulman, poursuit l'ancien secrétaire d'État. Avec la montée en puissance des seigneurs de la guerre et des barons de la drogue, combinée à la frontière extrêmement poreuse avec le Pakistan, le pays est devenu le front négligé de la guerre au terrorisme. (...) Mais contrairement à l'Irak, conclut-il, l'Afghanistan n'est pas encore irrémédiablement perdu."
jsgagne@lesoleil.com
Deux siècles de tentatives
Le Canada et l'OTAN tentent de réaliser ce à quoi l'empire britannique et l'Union soviétique ont échoué : pacifier et "moderniser" l'Afghanistan
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