Afghanistan - Retirer les soldats ou redéfinir la mission ?

Le Canada en Afghanistan


De plus en plus d'Américains voient désormais dans la guerre en Irak une politique catastrophique du président George W. Bush. Il en serait autrement si les forces d'occupation avaient maté les partisans de Saddam Hussein et ouvert la voie à une normalisation politique. C'est le contraire qui s'est produit. Que les États-Unis se retirent ou qu'ils restent, le chaos menace maintenant de s'étendre à toute la région.
Maints Canadiens se félicitaient de n'avoir pas suivi les États-Unis dans cette aventure désastreuse. Mais, en Afghanistan, ils commencent à connaître, eux aussi, un cauchemar quotidien. De plus en plus de gens, notamment au Québec, regrettent que le Canada se soit engagé, après la chute des talibans, dans la création là-bas d'une «société nouvelle». D'où la question: Ottawa ne doit-il pas dès maintenant retirer ses troupes?
Si l'opinion est divisée quant à la conduite à tenir en Afghanistan, par contre, il apparaît plus clairement que la pacification de ce pays reposait sur une lecture erronée des forces à combattre. Les talibans n'étaient pas que des séminaristes ayant pris les fusils pour imposer l'ordre sur ces terres musulmanes. Ils étaient aussi l'arme cachée du Pakistan et de ses ambitions régionales. Or, apprend-on, ils le sont encore.
Dans un documentaire diffusé à PBS (Frontline: Retour of the Taliban), le président pakistanais, Pervez Musharraf, vient de reconnaître qu'il n'est pas en son pouvoir de leur retirer tout appui. Après le 11-Septembre, il a certes livré à Washington quelques «terroristes» d'al-Qaïda, surtout des étrangers, achetés à prix fort de tribus chez qui les talibans s'étaient repliés. Mais il n'a pu empêcher ses propres services secrets et certaines mosquées d'aider les résistants de l'ancien régime.
La journaliste Sarah Chayes (The Punishment of Virtue), comme le signale Jeffrey Simpson dans le Globe and Mail, laisse même entendre que le Pakistan exploite délibérément l'instabilité de l'Afghanistan, empêchant ainsi l'implantation d'un vrai gouvernement à Kaboul. Pour le président Hamid Karzai, il ne tient qu'à Musharraf d'enrayer à la source la contre-attaque des talibans. Ce n'est pourtant là qu'une des complications du problème afghan.
Ainsi, l'OTAN pourrait, en sacrifiant plus de soldats, venir à bout des talibans. Mais qui va changer la société afghane? L'Afghanistan n'est pas le Japon ou l'Allemagne occupés de 1945. La fortune qu'on y déverse ne va pas au seul progrès économique et social de la population. Elle alimente une corruption fort répandue, scandaleuse pour les pauvres et incompatible avec un État de droit.
On reproche déjà à Karzai de tolérer des seigneurs de la guerre dans les provinces du pays et jusque dans son gouvernement. En quoi écarter encore une fois les talibans et laisser ainsi le pouvoir à de tels chefs réduirait-il la misère du peuple?
Pas plus que pour l'Irak de l'après-Saddam, les Américains n'avaient de plan, après leur victoire à Kaboul, pour l'Afghanistan. En prenant la relève, les pays de l'OTAN ont sous-estimé «l'insécurité» qui attendait leurs soldats et les représailles contre la population osant travailler avec eux. Ils ont surtout ignoré la dépendance tribale en société traditionnelle et les difficultés d'une économie rurale dans une contrée aussi rude.
Ainsi, les États-Unis, qui y mènent encore le jeu, ont entrepris d'extirper la culture du pavot. (L'héroïne qu'on en tire fait plus de victimes dans le monde que les conflits militaires.) Pourtant, même les talibans ultrareligieux, qui avaient interdit cette culture, n'ont pu l'éliminer. Aucune plante de remplacement n'est aussi payante. Depuis, la récolte a explosé, profitant aux trafiquants et, sans doute aussi, aux résistants.
Or, notent des experts, en s'en prenant à la culture du pavot, Washington menace avant tout la subsistance des fermiers et des cueilleurs, de quoi les pousser du côté des insurgés. Les Nations unies estiment à plus du tiers du produit national brut de l'Afghanistan l'importance de ce commerce illégal. Une meilleure stratégie existe pourtant, signalait en septembre le professeur John Polanyi, un chimiste canadien, de surcroît Prix Nobel.
Légaliser la culture du pavot
À l'instar du groupe Senlis, en effet, des experts des universités de Calgary et de Toronto jugent qu'il faudrait légaliser cette culture et en réserver les vertus à la fabrication de médicaments contre la douleur. Des pays riches - États-Unis, Royaume-Uni, France, Japon, Allemagne, Australie, Canada - consomment la quasi-totalité de la morphine et de la codéine légalement disponibles. Le reste du globe, soit 80 % de la population, en est privé.
En doublant la production afghane, conclut Polanyi, on ferait d'une pierre deux coups: aider l'économie de ce pays et soulager les patients privés de soulagement pharmaceutique. Il en coûterait moins cher pour acheter ce pavot devenu légal (600 millions de dollars) qu'il n'en coûtait l'an dernier à Washington pour l'éradiquer (780 millions). Encore faudrait-il que le Canada et ses partenaires persuadent leur allié de Washington de la valeur d'une telle solution. La France, l'Inde et la Turquie ne bénéficient-ils pas déjà de permis délivrés par les autorités internationales du contrôle des narcotiques?
En recyclant le pavot dans le marché des médicaments reconnus, on priverait les trafiquants de revenus colossaux. Par contre, une crise surviendrait aussi au sein de cette clientèle misérable qui, au Pakistan comme en Europe et en Amérique, est captive de cette drogue infernale. Mais l'autre option est pire. Errer de ce côté va ouvrir Kaboul, non à l'État terroriste ou fondamentaliste qu'on redoute, mais à un autre narco-gouvernement. Une vraie menace pour la planète.
Une approche pragmatique aurait probablement l'appui des talibans et de leur commanditaire pakistanais, pour peu qu'on ouvre des discussions avec eux. Mais les chefs afghans qui vivent du pavot verraient-ils les choses d'un oeil aussi favorable? Les Américains avaient formé avec eux la fameuse «Alliance du Nord» contre le régime du mollah Omar. Sont-ils prêts à y renoncer? Ils auraient dû déjà le faire, car cette caste féodale est, autant que les intégristes religieux, un obstacle à tout progrès.
Bien sûr, il est touchant d'entendre à Radio-Canada de jeunes soldates expliquer qu'il vaut la peine de se battre là-bas pour que «les filles puissent enfin aller à l'école». Toutefois, en versant des millions - le plus gros budget d'aide du Canada - qui iront aussi conforter les élites en place, Ottawa préserve surtout le pouvoir de ceux tiennent les femmes en servitude.
Pour concevoir en faveur de l'Afghanistan une intervention qui dépasse le recours à la force ou à l'argent, il faudrait une vision plus large: elle fait défaut au gouvernement Harper. L'ancien cabinet libéral, il est vrai, n'avait guère d'imagination. Mais le nouveau premier ministre s'est comporté jusqu'ici comme un propagandiste au service de l'état-major et de ses coûteuses ambitions.
Paradoxalement, depuis quelques mois, il faut se tourner vers des généraux américains pour redécouvrir, avec l'impasse qui prévaut à Bagdad, qu'une guerre sans politique est une guerre qui ne va nulle part. En même temps, les milieux d'ici qui s'opposent à l'intervention du Canada en Afghanistan ne sauraient s'en tenir, surtout dans un tel cas, à une politique d'abstention.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal


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