Camillien Houde et la conscription maudite

Le 5 août 1940, le maire de Montréal est arrêté pour délit d’opinion, puis enfermé sans procès pendant quatre ans

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Le Canada n'a jamais été le pays des Québécois, comme le démontre l'histoire

L'entrée en guerre en septembre 1939 ramena à la surface le souvenir de la conscription maudite. Allait-on cette fois-ci encore devoir envoyer nos soldats en Europe se battre pour l’Angleterre et son empire ? Comme en 1917, par décision du premier ministre Borden, au nom du Canada anglais uni au-delà des partis.

Pour se défendre, les Canadiens français mirent leur confiance dans les libéraux. Avec eux, c’est promis, il n’y en aurait pas : « Nous sommes le rempart, la muraille qui vous protège », dira en octobre 1939 Ernest Lapointe, no 2 du gouvernement à Ottawa. Après tout, le Canada français ne serait pas le seul dans l’Empire à s’y refuser : en 1914-1918, l’Australie la rejeta deux fois par référendum, tandis qu’en Irlande, Londres dut se résigner à ne pas l’imposer (il n’y en aura pas non plus en 1939-1945, ni en Australie ni en Irlande du Nord).

La déclaration du 2 août

Le tableau s’assombrit en juin 1940 après qu’Ottawa eut décidé de l’enregistrement obligatoire de tous les citoyens âgés de 14 à 60 ans. Cela va nous mener droit à la conscription, cria-t-on, comme en 1914-1918 ! Il faut s’y opposer, tout comme l’avait fait en 1916 J.S. Woodsworth, ce ministre méthodiste de Winnipeg, militant pacifiste, proche du peuple. « This registration is no mere census. We are bound to resist what will unvariably lead to forced service », écrit-il dans le Free Press du 28 décembre 1916. Il perdit son poste de fonctionnaire provincial, mais ne fut pas autrement inquiété.

À Montréal, Camillien Houde s’y opposa vertement. Lui, c’était quelqu’un, sept fois élu maire à la Ville, trois fois au Parlement de Québec, « le p’tit gars de Sainte-Marie » qui deviendra « Monsieur Montréal ».

« Je ne m’inscrirai pas, et j’invite les Montréalais à ne pas le faire non plus », annonça-t-il aux journalistes convoqués le 2 août, en ajoutant : « Le Parlement n’a pas le mandat de voter la conscription. Si le gouvernement veut un mandat, qu’il vienne devant le peuple, sans, cette fois, le tromper. » Position forte, mais que pouvait-il craindre ? N’était-il pas protégé par l’exemple de Woodsworth, devenu entre-temps député de Winnipeg, puis chef et conscience morale du CCF/NPD, qui, en septembre 1939, au moment de la déclaration de guerre, n’hésita pas à renouveler son plaidoyer pacifiste à la face même du premier ministre, ce qui lui vaudra l’hommage suivant de King : « Il y a peu d’hommes en ce Parlement pour lesquels j’ai un plus grandrespect. Je l’admire dans mon coeur, parce qu’encore et encore il a eu le courage de dire ce que lui dicte sa conscience, peu importe l’opinion que le monde aura de lui. Un homme de ce calibre est un joyau de n’importe quel Parlement. »

L’arrestation du 5 août

Le Canada était sorti grandi de la Première Guerre et entendait bien poursuivre sur cette lancée en 1940. Des Canadiens anglais veillaient au grain, y compris à Montréal. The Gazette avait à l’oeil ce maire qui disait des choses choquantes. Un de ses journalistes entendit sa déclaration et s’empressa de la montrer à son patron. Le journal la publia illico, puis exigea d’Ottawa son arrestation.

Le gouvernement imposa deux conditions : pas de procès ni de photos, ce rapt doit absolument se passer loin du regard public! (« The Mackenzie King Record », Vol. 1, p. 104). Tard le soir du 5 août, à l’hôtel de ville, la GRC s’empara de Houde et l’expédia à l’aube vers les camps d’internement, Petawawa, puis Frédéricton, d’où il ne fut libéré qu’en août 1944, quatre ans plus tard. Entre-temps, le gouvernement gagna le référendum d’avril 1942, puis imposa la conscription en 1944.

À son retour, le 18 août, le peuple de Montréal réservera à « son maire » le plus fier des accueils, puis le reportera au pouvoir jusqu’en 1954. Mais pendant ces années de « mesures de guerre », le Québec fila doux. Aucune émeute n’éclata, aucune grande manifestation, aucune pétition de masse ne furent organisées pour protester contre cette iniquité faite au maire. S’ils ont pu faire ça à un si grand personnage, que ne feraient-ils pas à de simples citoyens ? pensa-t-on dans nos villes et nos villages. La Peur avait gagné. En touchant à Houde, c’est tout un peuple qu’on frappa de stupeur.

Houde devant l’histoire

En ce 75e anniversaire, et pour nous aider à prendre la bonne mesure de cet acte frondeur de Houde, relisons ce qu’avaient à dire sur la conscription, laquelle est à la source même de cet acte, deux Canadiens anglais très engagés à l’époque, le constitutionnaliste Frank Scott et l’historien Arthur Lower.

Frank Scott, en 1942 : « Ce NON massif du Québec, ce n’est pas à la guerre en soi qu’il répondait, mais à l’idée de guerre impériale. C’est exactement ce qu’avait compris le maire Houde. La question, pour le Québec, était la suivante : “ Le gouvernement peut-il conscrire des Canadiens pour la défense de l’Angleterre et de l’Empire britannique ? ” Rien de bien nouveau, cela remonte à 1763. Ce que le Québec a voulu dire, c’est qu’il ne veut pas que ses fils meurent pour un pays qui n’est pas le leur. Il n’y a là rien d’étonnant » (« What did “ NO ” mean ? », Canadian Forum, juin 1942).

Arthur Lower, en 1967 : « Prendre un homme, le sortir de chez lui, lui enfiler un uniforme, puis l’envoyer se battre et peut-être se faire tuer : peut-on imaginer plus grave atteinte à son droit à la vie privée, à sa liberté ? Pour que cela soit justifié, il faut que la population quasi unanime fasse corps avec son gouvernement. Or, le Canada ne remplit pas cette condition. Certes, pour les deux tiers de notre population, le compte est bon. Mais pour le tiers restant, on en est loin : deux guerres mondiales l’ont amplement démontré. […] Ainsi, on peut affirmer qu’en 1942, la conscription représenta, pour ce tiers de notre population, la plus grave des attaques contre ses libertés » (My First Seventy-Five Years, 1967, p. 260).


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