Une chicane linguistique, back to the future?

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Les Italiens pris en otages par les Anglais depuis 50 ans

Dans le gymnase d’une petite école de l’arrondissement Anjou dans l’est de Montréal, l’atmosphère est fébrile. Le maître de cérémonie, Mike Cohen, vieux routier des luttes de la communauté anglophone, accueille des journalistes qu’il connaît par leurs prénoms et les guide vers le buffet dressé pour l’occasion. « There is food if you are hungry, guys… », dit-il avec le sourire affable de quelqu’un qui reçoit la famille élargie.


En ce mardi 10 septembre, devant la petite scène sur laquelle des générations d’enfants ont dû émouvoir leurs parents lors de diverses « séances » de fin d’année, on a dressé un grand panneau rouge. On peut y lire le logo de la Commission scolaire English-Montréal. We are English-Montréal. Au sens propre, cela signifie, de façon implicite bien sûr : Nous sommes la Commission scolaire English-Montréal. Mais le double sens, ici, est important : Nous sommes le Montréal anglais. La Commission scolaire English-Montréal affiche ainsi qu’elle se veut plus qu’un gouvernement scolaire local, mais un symbole de l’identité anglo-québécoise.


Derrière le panneau, Angela Mancini, qui dirige cet organisme-symbole, se tient cachée en attendant que les journalistes et les supporteurs prennent place sur de petites chaises droites.


Au signal du maître de cérémonie, Mme Mancini entre en scène. Elle a l’air solennel, prend place derrière un micro et annonce que la Commission scolaire English-Montréal entame des procédures judiciaires contre le gouvernement du Québec à propos du transfert de deux écoles anglophones à une commission scolaire francophone.



Nous nous engageons dans ce processus afin de défendre les droits de la communauté anglophone, explique-t-elle en anglais, puis en français.


La conférence de presse terminée, une commissaire s’approche de moi et se présente ainsi : Moi aussi, j’étais dissidente sur la question du budget. Un million, c’est beaucoup d’argent, mais je suis pour la cause. Je m’appelle Sylvia Lo Bianco .


Je lui demande ce qu’elle entend, véritablement, par « la cause ».


- La cause, c’est le transfert des écoles?


Lo Bianco réfléchit.


Ben, bottom line? C’est de l’insécurité! On a peur de disparaître!, résume Lo Bianco.



Sylvia Lo Bianco devant un micro.

Sylvia Lo Bianco, commissaire de la CSEM, en entrevue avec la journaliste Émilie Dubreuil le 10 septembre 2019. La Commission scolaire English-Montréal tenait ce jour-là une conférence de presse à l’école primaire Dalkeith à Anjou.


Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers




Aujourd’hui, c’est le transfert des écoles. Mais dans le fond, la bataille, c’est contre la loi 101. On y revient toujours!, dit-elle dans un français impeccable. Depuis la loi 101, la population scolaire anglophone diminue. Il faut se battre pour que les immigrants qui viennent des pays anglophones aient le droit de fréquenter l’école anglaise! On a besoin d’oxygène, explique-t-elle.


L’idée d’assouplir la loi 101 pour fournir de nouveaux élèves à English-Montréal se situe à contre-courant de la volonté du gouvernement de François Legault qui multiplie les initiatives au secours de la santé du français au Québec, mesures qui provoquent une réaction épidermique chez certains anglophones. La poursuite de la Commission scolaire English-Montréal est-elle le signal que nous sommes repartis pour un nouveau tour de manège d’affrontements linguistiques au Québec?


D’Alliance Québec au QCGN


Les anglophones qui sont restés au Québec acceptent le fait français. Nous sommes dévoués à cette idée, mais l’actif que nous apportons au Québec doit aussi être célébré, dit Goeffrey Chambers en entrevue. L’homme de 66 ans vient d’une famille anglophone influente du Québec. Sa mère a été chancelière de l’Université McGill, son père politicien, et son oncle est le philosophe Charles Taylor. Depuis, Chambers s'investit presque toujours dans la « cause » anglophone. C’est dans mon ADN, dit-il.



Geoffrey Chambers pose devant Radio-Canada.<br>

Geoffrey Chambers, président du Quebec Community Groups Network (QCGN). Photo prise le 29 août 2019


Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers




Au début des années 80, Goeffrey Chambers contribue à fonder le groupe Alliance Québec. De 1982 jusqu’au référendum de 1995, ce groupe de pression, subventionné par le fédéral, mènera de nombreux combats contre la loi 101. Un des litiges se rendra même jusqu’en Cour suprême et obligera Robert Bourrassa à adopter la loi 178.


Chambers préside aujourd’hui l’organisme Quebec Community Groups Network (QCGN), l’héritier d’Alliance Québec. QCGN reçoit 1,5 million de dollars en financement annuel du fédéral et de l’argent du provincial, puisque le groupe agit comme porte-parole de la communauté linguistique minoritaire au Québec, dont les droits sont protégés en vertu de la Loi sur les langues officielles.


Dans les médias anglophones, Goeffrey Chambers vilipende fréquemment la Coalition avenir Québec (CAQ). En juillet dernier, le Globe and Mail publiait un article intitulé « Les anglophones du Québec "attaqués" par leur gouvernement », dans lequel le président du QCGN exprime son inquiétude vis-à-vis du respect des droits des anglophones du Québec. Le transfert des écoles d’English-Montréal l’a particulièrement remonté ainsi que le retrait dans un hôpital de Lachute de l’affichage en anglais.


Récemment, M. Skeete, l’émissaire de la CAQ auprès des anglophones, m’a écrit en français. C’est une insulte. Le climat est très difficile pour la communauté anglophone sous un gouvernement qui ne comprend pas notre contribution à la société, nous dit Chambers.


Les initiatives de la CAQ qualifiées de folies par The Gazette


Journaliste à la Gazette depuis 1985, le chroniqueur Don McPherson signait, le 6 septembre dernier, une chronique intitulée  : « A "carte carrée" photo ID for official anglos ».


Dans ce texte caustique, il suggère à ses lecteurs que bientôt les anglophones du Québec devront posséder une carte d’identité pour avoir droit à des services en anglais dans la province. Les services en anglais ne seraient accessibles qu’à la communauté anglophone historique et seraient refusés à tout autre.


Cette chronique se veut une réaction au plan de francisation des immigrants proposé par le gouvernement Legault, proposition que MacPherson qualifie de dernier chapitre dans les folies de langues du Québec. MacPherson grince aussi des dents à propos de la nomination récente du ministre Simon Jolin-Barrette comme responsable du dossier de la langue. Le chroniqueur ne pardonne pas au jeune ministre l’adoption de la loi sur la laïcité.


Depuis plusieurs mois, le même journal publie des caricatures acides, et certains lecteurs n’hésitent pas à exprimer à quel point le nationalisme de François Legault leur déplaît. Certains se montrent même hargneux.


Des anglophones qui voudraient changer de disque


Fils d’immigrants italiens, Giuliano Di Andrea est, depuis longtemps, un dissident au sein de la communauté anglophone. En 2003, il se fait montrer la porte d’Alliance Québec, après avoir déclaré que le groupe encourage les commerçants anglophones à contrevenir aux dispositions la loi 101 sur l'affichage et à ne pas payer leurs amendes.


Le Montréal anglophone est un ghetto, et dans un ghetto, il n’y a rien de pire que quelqu’un qui questionne les lois du ghetto. Si tu remets les choses en question, tu deviens un ennemi, et on doit se débarrasser de toi, résume Di Andrea.


Il était à l’époque chef de l’aile modérée du groupe.


Il y avait certains radicaux qui nourrissaient de la haine vis-à-vis de l’oppresseur..., dit-il. Et nous, on voulait changer cela.


- Vous voulez dire que pour certains anglophones, les francophones étaient perçus comme des oppresseurs?


Mais certainement! Parce qu'ils se voyaient en déclin. 200 000 sont partis après l’élection du PQ en 76. Est-ce que c’est logique? Bah... Est-ce important si c’est logique ou pas?, soupire Di Andrea.


Il est particulièrement sévère vis-à-vis de la position « institutionnelle » et « officielle » de la communauté anglophone vis-à-vis du transfert des écoles.



Ils sont nostalgiques des belles années de la bataille contre la loi 101. Tout ça, c’est du fake news pour créer une menace qui n’existe pas et alimenter une peur qui les sert bien.


Giuliano Di Andrea


L’homme d’affaires en a assez des chicanes. On radicalise des nouvelles, on alimente un sentiment de peur. Tout le débat autour des écoles transférées d'« English-Montréal , c’est de la récupération politique. Les institutions anglophones comme English-Montréal et QCGN, y a des jobs qui viennent avec ça, il y a du pouvoir là-dedans. Certains ont tout à gagner d’alimenter une soi-disant "crise".


Giordano Di Andrea travaille depuis des années avec Richard Smith, un anglophone de Mont-Royal qui a pâti toute sa vie de ne pas maîtriser le français, sur un projet de constitution québécoise qui serait négocié avec les anglophones.



Giuliano Di Andrea et de Richard Smith.<br>

Giuliano Di Andrea et Richard Smith sur la rue Bedford à Montréal le 3 septembre 2019


Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers




Les deux amis travaillent aussi à la création d’un Forum où les anglophones et les francophones pourraient exprimer et créer « ensemble » un projet de société. Parce qu’avec l’antagonisme, on ne fait que perpétuer les deux solitudes, et cela, c’est dommageable pour la minorité anglophone.


Si Smith et Di Andrea ont recommencé à plancher sur ces projets, c’est que la situation les inquiète. On est en train de revivre les tensions linguistiques, et c’est pour cela que Richard et moi, et beaucoup d’autres, on est en train de réanimer le "Mouvement du Grand Québec", un forum citoyen, parce qu’on voit avec la position du QCGN et la manière avec laquelle sa direction aborde les problèmes linguistiques, ça nous fait peur. Nous, on veut un dialogue serein.


Installé à Saint-Jean-sur-Richelieu, Jon Kramer, retraité de la finance et militant de la CAQ, est un éternel optimiste. Il croit que ce nouvel épisode de tension peut, justement, faire surgir une conversation salutaire, une meilleure compréhension des anglophones des besoins du Québec en regard de la protection de la langue.


Je suis d’abord Juif et ensuite anglophone, me raconte-t-il. Jon Kramer participe à des groupes de discussion pour inclure plus d’anglophones dans le parti de François Legault qui lui a fait tant plaisir en adoptant la loi sur la laïcité. Quand j’étais petit à Hampstead, les Juifs ne pouvaient pas fréquenter le même collège que les Anglais. Jeune homme, j’ai été victime d’antisémitisme beaucoup plus par les Anglais protestants que par les catholiques francophones. Je ne comprends pas la hargne de certains anglophones contre la loi 21, moi, en tout cas, je la célèbre. Quand on a enlevé le crucifix à l’Assemblée nationale, je me suis dit : enfin!



Jon Kramer en train de prendre son petit-déjeuner dans un restaurant.

Jon Kramer, retraité de la finance et militant de la CAQ


Photo : Radio-Canada / Émilie Dubreuil




Jon Kramer me donne une entrevue en anglais. Même si ma langue maternelle est l’anglais, la musique du français parlé dans la rue m’indique qu’ici c’est chez moi. Il faut que certains anglophones comprennent enfin qu’un peuple qui défend sa langue et sa culture est un peuple qui valorise les langues et les cultures. Les anglophones doivent se sentir impliqués dans ce projet unique en Amérique du Nord et cesser de se sentir menacés, dit-il.


De Saint-Léonard à Saint-Léonard…


10 septembre 1969. Une crise éclate à Saint-Léonard. Hasard extraordinaire. C’est 50 ans, jour pour jour, avant la conférence de presse, cette semaine, d’English-Montréal au sujet de sa poursuite contre le gouvernement.


Saint-Léonard, quartier où les Italo-Québécois se sont installés dans les années 50. Or, le quartier change de visage. De plus en plus de nouveaux arrivants venus du Maghreb y vivent désormais et envoient leurs enfants à l’école française. D’une part, parce qu’ils sont, le plus souvent, francophones et, d’autre part, à cause des dispositions de la loi 101 sur la langue d’enseignement.


Ce flux migratoire explique que les écoles francophones manquaient de place. A contrario, les petites écoles anglophones du quartier, elles, se vidaient et n’étaient occupées qu’à 60 %.


Je me suis rendue à Saint-Léonard en juin dernier. À l’école primaire General Vanier, l’une des deux écoles au centre du litige entre Québec et English-Montréal, 78 % des 192 enfants portaient des patronymes italiens, selon ce que m’en avait dit le directeur. Lors de cette visite à General Vanier, le président du comité de parents avait refusé de me donner une entrevue : Les médias francophones n’ont pas la même vision de notre histoire que les médias anglophones, m’avait-il dit.


L’Histoire. Un mot qu’il faut convoquer ici.


Au moment où la Nouvelle-France passe sous la tutelle britannique, les commerçants anglophones prennent le contrôle de l'économie. La minorité anglophone dominera, en ce sens, pendant près de 200 ans la majorité francophone. Pendant 200 ans, la langue des affaires, du travail et de l'ascension sociale est l’anglais...


Les travaux de la commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme vont révéler, en 1965, que les francophones gagnent en moyenne 35 % de moins que les anglophones et que plus de 80 % des employeurs sont anglophones.


À la fin des années 60, les Canadiens français étaient pauvres, n’avaient pas de pouvoirs. Les immigrants italiens qui avaient fui l’indigence endémique en Italie après la guerre ne voulaient pas que leurs enfants deviennent francophones, aux perdants de l’histoire, me raconte l’historien de l’éducation au Québec, Marc-André Éthier.



Des manifestants sont dans la rue avec des pancartes.

Manifestation de 1969 à Saint-Léonard


Photo : BAnQ /Fonds Antoine Desilets




Le 10 septembre 1969, à 21 h 4, la loi de l’émeute est déclarée. 500 policiers interviennent pour contenir une foule de 2500 personnes. Des dizaines de vitrines sont fracassées. 18 personnes sont blessées au cours d’affrontements entre le groupe des manifestants en faveur de l’école en français et des groupes de contre-manifestants, la plupart d’origine italienne. Il y aura 40 arrestations.


Bref, ça brasse. Pourquoi? Parce que certains dirigeants de la Commission scolaire de Saint-Léonard, qui s’inquiètent du fait que 90 % des enfants d’origine italienne choisissent d’étudier en anglais, ont mis en place une mesure pour rendre l’école francophone obligatoire.


Les anglophones vont aider les Italo-Canadiens à contourner la règle et créer des écoles clandestines anglophones. Cette bataille scolaire symbolique va dépasser les frontières de Saint-Léonard et devenir la clé de voûte d’une prise de conscience au Québec sur la nécessité de légiférer pour protéger le français. Il y aura les lois 63 puis 22, et finalement l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101), en 1977.


L’enseignement en français devient alors obligatoire pour les enfants d’immigrants. Les Italo-Canadiens qui étaient déjà ici ont un droit acquis de scolariser leurs enfants en anglais. Ce sont donc, pour une bonne part, les arrière-petits-enfants de ceux qui ont vécu la crise de 1969 qui se trouvaient dans les écoles transférées par le ministre Roberge en juin dernier.


Di Andrea soupire. Il évoque le fait que, depuis son adolescence, il a l’impression d’être pris en otage dans un scénario qui ne lui convient pas. Moi, je suis natif de Saint-Léonard, j’ai vécu la crise de 69. On a un dicton à Saint-Léonard qui dit que les anglophones vont se battre jusqu’au dernier Italien contre la loi 101. On a été utilisé pour des intérêts, non pas linguistiques, mais institutionnels.


Di Andrea et Smith rêvent d’un système scolaire sans ségrégation linguistique, d’une formation qui permettrait aux jeunes anglophones de maîtriser parfaitement le français, de côtoyer des francophones, d’avoir des amis francophones.



Le véritable péril, c’est le départ des jeunes anglophones, et ce n’est pas l’actualisation de vieilles chicanes qui va arranger les choses.


Giuliano Di Andrea



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